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Bûcherons dans le Maine
Thème : Économie

Les bûcherons dans les forêts du Maine

Jacques Saint-Pierre, historien, 19 juillet 2002


La Côte-du-Sud partage une longue frontière avec l’État du Maine. Cependant la ligne droite tracée en 1842 par le traité Webster-Ashburton, entre la décharge du lac Pohénégamook et le lac Frontière, ne correspond pas à une limite naturelle. La forêt appalachienne s’étend de part et d’autre de cette ligne imaginaire et ceux qui l’exploitent à des fins commerciales depuis le milieu du 19e siècle font appel aux bûcherons de la Côte-du-Sud. Les travailleurs de la région jouissent d’une solide réputation dans le nord du Maine.

Du « côté américain »

Ce n’est pas d’hier que les bûcherons de la Côte-du-Sud vont travailler « du côté américain », comme on dit communément dans la région. En effet, dès 1850, des entrepreneurs du Québec et du Nouveau-Brunswick exploitent des concessions forestières à la rivière Saint-Jean. Après ceux de la province voisine, les bûcherons de la Côte-du-Sud se dirigent vers les chantiers du Maine. Selon l’historien américain Richard W. Judd, ils semblent être recrutés le plus souvent par groupe et ils travaillent sous la direction d’un homme de leur région. Il ajoute que la main-d’œuvre canadienne-française va prendre le relais des fermiers américains du sud de l’État au moment de la transition d’une agriculture de subsistance à une production axée sur le marché. Les bûcherons de la Côte-du-Sud gagnent très vite la confiance des entrepreneurs américains.

À la fin du 19e siècle, quelques entrepreneurs québécois exploitent des concessions forestières dans les forêts du Maine. C’est le cas d’Arthur Miville-Déchène, marchand à Saint-Pamphile, qui possède une vaste exploitation agricole à Seven Islands, au beau milieu de la rivière Saint-Jean. Conformément aux conditions prévues dans la concession forestière, il doit se tourner d’abord vers la main-d’œuvre américaine. Mais ses équipes de bûcherons sont complétées par des individus de Saint-Roch-des-Aulnaies, Sainte-Louise et Saint-Pamphile. Ces travailleurs infatigables tirent leur incroyable énergie d’une nourriture abondante et très riche en calories à base de pain de ménage, de soupe aux pois et de fèves au lard. 

Le système des « jobbers »

La présence des Sudcôtois dans le Maine s’accentue au début du 20e siècle. Le réseau routier, qui est beaucoup plus développé au Québec, facilite l’accès à la forêt du nord de cet État aux travailleurs de la province. Cette situation n’est sans susciter de l’inquiétude chez nos voisins. Cependant les mesures législatives sont inefficaces. La nouvelle taxe imposée en 1917 sur les travailleurs migrants, ne ralentit pas le flux saisonnier de Québécois vers les forêts du Maine. Lorsque les lois américaines sur l’émigration imposent des quotas aux travailleurs européens, en 1922, les papetières et les compagnies de bois se tournent davantage vers la main-d’œuvre québécoise pour leurs opérations forestières. 

Les entreprises font affaire avec des intermédiaires québécois. Le « jobber »signe un contrat avec la compagnie pour exploiter une partie de ses propriétés. Il monte en forêt en septembre ou en octobre avec des membres de sa parenté ou des engagés, parfois même avec sa femme et ses enfants. Il emporte également quelques chevaux. Ce système de sous-traitance coexiste avec les camps de compagnies, où les salaires et les conditions de travail sont habituellement meilleurs. Les dirigeants de la compagnie Great Northern avouent que le recours à cette main-d’œuvre québécoise peu coûteuse en territoire américain permet à l’entreprise de continuer à soutenir la concurrence de ses rivales qui importent le bois à bon marché du Canada.

De plus, les bûcherons embauchés par les jobbers ont une réputation de stabilité, de sobriété et de savoir-faire, qui fait défaut aux travailleurs recrutés dans les villes américaines. Vers 1925, 85 % de la main-d’œuvre des chantiers forestiers situées à l’ouest du comté d’Aroostook sont des Québécois. Ces derniers sont accusés de prendre les emplois des Américains. Le problème persiste durant quelques années, mais la crise économique de 1929 met un terme aux critiques à la suite du ralentissement des opérations forestières.

Une frontière perméable

Depuis les années 1930, l’industrie du sciage sudcôtoise est de plus en plus dépendante de la forêt du Maine pour son approvisionnement en matière première. En effet, l’épuisement de la ressource dans le haut des comtés de L’Islet, Montmagny et Bellechasse oblige les scieries de la région à importer leur bois des États-Unis. Les grandes scieries situées le long de la frontière dans les localités de Saint-Pamphile, Daaquam, etc. transforment le bois coupé par les bûcherons québécois en sol américain et le retourne ensuite en partie aux Etats-Unis, ce qui est une situation assez singulière au Canada.

De leur côté, les entreprises américaines restent tributaires de la main-d’œuvre sudcôtoise. Au début des années 1960, les papetières et les compagnies de bois présentes dans la région de la rivière Allagash recrutent entre 40 et 87 % de leur main-d’œuvre outre frontière. Même si le gouvernement américain les encourage fortement à favoriser l’embauche d’Américains et les oblige garantir le retour des travailleurs migrants à la fin de la saison, elles continuent d’avoir recours aux Québécois. Les travailleurs forestiers du Québec sont par ailleurs protégés par les lois américaines du travail. 

Les bûcherons de la Côte-du-Sud travaillent depuis des générations dans les forêts du Maine, où leur compétence est reconnue tant par les entrepreneurs canadiens qu’américains. L’avenir demeure toutefois assez incertain pour ces travailleurs forestiers, dont le sort est lié à la bonne volonté des autorités américaines.

Bibliographie :

Judd, Richard W. Aroostook. A Century of Logging in Northern Maine. Orono, The University of Maine Press, 1988. xiii-349 p.
Martin, Roland. Saint-Roch-des-Aulnaies : les seigneurs, le manoir, le moulin banal, les maisons de pierre. La Pocatière, Société historique de la Côte-du-Sud, 1975. 159 p.

 

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