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Beurre de Kamouraska
Thème : Économie

Le beurre de Kamouraska au 19e siècle

Jacques Saint-Pierre, historien, 7 mars 2002


Le beurre du pays de Kamouraska jouit durant au-delà d’un siècle d’une excellente réputation au Québec et même à l’étranger. Bien avant que les produits laitiers ne soient vendus sous des marques de commerce, ils sont reconnus par leur provenance. L’appellation « Kamouraska », pour le beurre, devient synonyme de qualité sans doute à cause du goût particulier que confère à ce produit le foin de grève salé, qui est mangé par les vaches, et parce que sa fabrication est fondée sur un savoir-faire perfectionné au fil des générations. 
 
Un produit de qualité
 
On ignore à quel moment exactement le beurre de Kamouraska acquiert sa renommée. Il est probable que ce soit dès l’époque de la Nouvelle-France. Le botaniste suédois Pehr Kalm, qui visite la colonie en 1749, porte un jugement plutôt sévère sur le beurre canadien : « Le beurre est rare et il est battu principalement avec de la crème sure, si bien qu’il n’est pas aussi bon que le beurre anglais; presque tout le beurre que j’ai mangé ici avait comme un goût de suif. » Il évoque ailleurs l’habitude qu’ont les Canadiens de mettre du sel au fond de leur assiette pour le saler davantage. Il ne semble pas cependant que l’auteur ait eu l’occasion de goûter au beurre de la région de Kamouraska durant son périple.
 
Les Britanniques, qui s’établissent dans la province de Québec après la Conquête, ne mettent pas de temps à reconnaître la qualité supérieure du beurre de Kamouraska. C’est ainsi qu’en 1776 Lawrence Ermatinger, un marchand de Montréal, écrit à son correspondant de Québec de lui en procurer 100 à 150 kilos de la meilleure qualité pour sa consommation personnelle. L’arpenteur Joseph Bouchette, qui publie deux dictionnaires topographiques du Canada, en 1815 et en 1839, est le premier à évoquer explicitement la réputation d’excellence dont jouit le beurre de la région sur le marché de Québec. Il parle de l’abondance des prairies naturelles situées en bordure du fleuve Saint-Laurent qui permet aux habitants de l’endroit produire de grandes quantités de beurre.
 
Il suffit de consulter les journaux du début du 19e siècle, notamment le Quebec Mercury, pour constater l’envergure de ce commerce. À chaque année, ce sont plusieurs centaines de tinettes de beurre qui sont offertes au public par quelques marchands de Québec. De 1815 à 1820, par exemple, James McCallum et Frederick Limpp se disputent la faveur de la clientèle urbaine à grand renfort de publicité. Les nouveaux arrivages de beurre de Kamouraska se voient accoler des superlatifs tels que best, excellent, superior, most excellent. Il est probable cependant que la majeure partie du beurre soit vendue au marché par les habitants eux-mêmes qui se rendent à Québec à bord de goélettes.
 
La fabrication à la ferme
 
Le beurre est fabriqué tout au long de la belle saison, soit entre les mois d’avril et d’octobre et il arrive sur le marché à l’époque de la Toussaint. Il est conservé dans des tinettes qui peuvent contenir jusqu’à 25 kilos de beurre. Les tinettes, qui sont faites de planchettes de bois réunies par un cercle d’acier à la manière des sceaux, sont entreposées dans les laiteries de ferme. Ces petits bâtiments, qui sont désignés comme des « pavillons » dans les inventaires après décès de la région de Kamouraska du milieu du 18e siècle, sont construits en pierre ou en bois, mais toujours de manière à ne pas laisser entrer la chaleur.
 
 
L’agronome Georges Bouchard, qui est devenu professeur à l’École d’agriculture de Sainte-Anne en 1915, a puisé dans les souvenirs de son enfance à Saint-Philippe-de-Néri cette belle description d’une laiterie comme en retrouvait sur la plupart des fermes d’autrefois :

« Badigeonnés à la chaux, le plafond et les lambris sont d’une blancheur inaltérée.
Jusqu’au plancher en bois d’épinette qu’on nettoie à la lessive chaque semaine, avec un soin méticuleux, et qui a une belle couleur jaune beurre. […]
L’un des pans de mur est garni de tinettes de vingt, trente ou quarante livres; les trois autres soutiennent, à trois pieds environ au-dessus du sol, quatre rangées de planches de pin exemptes de nœuds et d’une belle couleur jaune uniforme obtenue par des lavages répétés.
Le lait repose sous une épaisse couche de crème dans des terrines de terre cuite vernissées ou dans des bols de belle faïence fleurie; le tout est disposé avec ordre, chaque traite ayant sa place assignée à l’avance d’après une rotation régulière.
Plus bas, sur un petit banc, la crème fermente au voisinage de la baratte et de la micouenne, dans de grandes jarres recouvertes d’un beau linge de toile de lin.
Un flacon de présure, faite à la maison, fraternise avec des jattes de lait caillé qu’une légère couche de crème rend appétissant.
En un mot, c’est un intérieur de paix, de fraîcheur, de propreté et de fécondité. »
Bouchard évoque ensuite avec nostalgie les beurrées de crème sucrée, les bolées de crème et les terrines de caillé surmonté d’une couche de sucre d’érable dont les enfants se régalaient et « les belles tinettes de beurre qui faisaient autrefois la gloire de nos expositions agricoles ».
 
Avant l’avènement de la fabrication industrielle vers 1880, le beurre de ferme est fabriqué par les femmes. Suivant la température extérieure et la durée de l’écrémage, elles arrivent à faire deux ou trois façons, d’après l’expression de l’époque, par semaine. Comme les acheteurs de beurre jugent le produit d’abord à son arôme et à son goût; les laitières doivent éviter qu’il ne prenne le « goût de tinette ». D’après un témoignage rapporté par Georges Bouchard, elles y parviennent notamment en lavant les récipients avec de l’eau bouillante contenant des tiges de framboisier. Ce sont des précautions comme celle-là qui assurent la renommée du beurre de Kamouraska.
 
Après avoir fait l’objet d’une cotation particulière sur le marché britannique, le beurre fermier de Kamouraska perd peu à peu sa réputation après 1880. Cela tient notamment au fait que des fabricants peu scrupuleux usent de contrefaçon à l’égard de ce produit du terroir. La Gazette des campagnes dénonce d’ailleurs à plusieurs reprises ces pratiques frauduleuses d’altération et de falsification du beurre. Le manque d’uniformité, l’absence d’un système de classement et la difficulté d’approvisionnement parce que le produit n’est mis en marché qu’une fois par année contribuent à discréditer le beurre de Kamouraska auprès des commerçants. 
 
Favorisé par de meilleurs procédés de conservation, des moyens de transport plus rapides et la vente en commun de leur production, le beurre de fabrique éclipse le beurre produit à la ferme à la fin du 19e siècle. L’industrie laitière procure aux cultivateurs des bénéfices considérables, qui font assez vite oublier les anciens usages. Mais, dans une région comme la Côte-du-Sud et plus précisément au pays de Kamouraska, cet essor de la production laitière s’appuie sur une tradition séculaire de préparation par les femmes dans les laiteries de ferme d’un produit très apprécié sur les marchés.
 
 
 
Bibliographie :
Archives nationales du Canada, Ottawa, MG 19, A 2, vol. 1, 5 septembre 1776, Lettre de L. Ermatinger à William Lindsay.
Bouchard, Georges. Vieilles choses, vieilles gens : silhouettes campagnardes (3e éd.). Montréal, Louis Carrier & Cie/les Éditions du Mercure, 1928.
Bouchette, Joseph. Description topographique de la province du Bas Canada : avec des remarques sur le Haut Canada et sur les relations des deux provinces avec les Etats-Unis de l’Amérique. Londres, W. Faden, 1815.
Bouchette, Joseph. The British dominions in North America : or, A topographical and statistical description of the provinces of Lower and Upper Canada, New Brunswick, Nova Scotia, the Islands of Newfoundland, Prince Edward, and Cape Breton ; including considerations on land-granting and emigration ; to which are annexed the statistical tables and tables of distances. London, H. Colburn and R. Bentley, 1831.
Quebec Mercury, 1815-1825.
 
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