Thème :
Territoire et ressources
Un sol gorgé d’eau : la tourbière. L’exploitation de la tourbe à Saint-Charles dans les années 1940
Yves Hébert, historien, octobre 2016
Lorsque l’on emprunte la route menant de Beaumont à Saint-Charles, une évidence saute aux yeux. Le territoire comprend une large savane. En Afrique, la savane est une prairie herbeuse où poussent de rares arbustes. Au Canada, il est vrai que depuis la fin du XVIIe siècle le mot savane désigne un terrain marécageux qui en apparence possède certaines caractéristiques visuelles de la savane africaine. L’une des premières mentions et représentations de cette entité géographique figure sur un plan de la seigneurie Saint-Ignace appartenant aux Hospitalières de Québec en 16861.
A la différence de la savane africaine, le sol de la savane québécoise est gorgé d’eau. Il s’agit en fait de tourbières. Ce milieu humide aujourd’hui valorisé pour sa biodiversité et reconnu pour son rôle écologique a été exploité à différents moments en raison de la tourbe de sphaigne que l’on pouvait en tirer soit pour le chauffage ou à des fins horticoles.
La tourbe témoin de l’histoire environnementale
Le sol de la tourbière est mal drainé ce qui favorise la prolifération de plantes aquatiques. Lorsque celles-ci meurent, elles constituent une couche de débris qui se décomposent très lentement. Appelée tourbe, cette matière possède au moins une quarantaine de centimètres d’épaisseur. Elle peut atteindre dans certains pays une dizaine de mètres de profondeur2. La tourbe est généralement constituée d’eau à 80 %, c’est pourquoi des procédés de séchage de la tourbe furent inventés pour l’utiliser à diverses fins.
Bien connue en Europe, la tourbe a été exploitée comme combustible dès que le bois de chauffage se fit plus rare. L’Écosse, l’Irlande et l’Angleterre furent les premiers pays à l’utiliser.
Avec la révolution industrielle, l’industrie de la tourbe connait une croissance stupéfiante. Dans les années 1850, dans la région de Paris, ce genre d’exploitation occupe plusieurs centaines d’ouvriers3. L’essor de cette industrie s’explique par le fait que les forêts de l’Europe ont été fortement déboisées. La Russie devient ainsi le plus gros producteur de tourbe suivi de la Finlande et du Canada en 19194.
Les tourbières du Québec et l’industrie de la tourbe
Les tourbières de la province de Québec se sont formées dans l’ancienne mer de Champlain après la période de glaciation. Elles constituent les archives de 10 000 ans d’histoire naturelle dans certaines parties du territoire du Québec. La découverte des tourbières semble correspondre à l’avancée des défrichements et à la colonisation de nouvelles terres. Bien avant les colons européens, les Algonquins connaissaient l’existence des savanes qu’ils nommaient ate5. Parmi les plus vieilles descriptions de cette entité géographique mentionnons celles de Joseph Bouchette en 1815. Celui-ci s’attarde particulièrement à la Grande et à la Petite savane de Longueuil, qui ont été presque asséchées et converties en terres arables à cette époque6. Dans les années 1850, plusieurs géologues s’intéressent aux tourbières et constatent leur grand nombre dans la vallée du Saint-Laurent. On commence alors à extraire la tourbe pour en faire un combustible.
Au XIXe siècle, on a fondé beaucoup d’espoir sur l’industrie de la tourbe à des fins combustibles. Mais ce type d’exploitation semble avoir été abandonné dans les années 1920. A une époque, où la botanique connaît un essor important, on commence à reconnaître que la tourbière représente un milieu favorable à la prolifération de certaines plantes, parfois rarissimes en d’autres lieux.
A partir des années 1930, on assiste au renouveau de l’industrie de la tourbe. La mise sur pied d’une petite usine à l’île Verte par un producteur d’origine allemande en 1933 marque le coup d’envoi de l’exploitation moderne des tourbières pour en tirer de la mousse de tourbe. En 1940, le géologue Henri Girard répertorie 75 tourbières importantes sur le territoire du Québec7. Une vingtaine d’entre elles sont exploitées à la fin des années 19408. Au Québec cette industrie connaît son expansion à cause de la Seconde Guerre mondiale. Si on commence à l’exploiter, c’est en raison de la fermeture du marché européen de la tourbe qui oblige les États-Unis à se tourner vers la tourbe canadienne.
La Plée de Saint-Charles-de-Bellechasse
La partie Nord du territoire de Saint-Charles est essentiellement formée par la Plée de Saint-Charles qui s’étend du sud-ouest au nord-est sur un peu plus de huit kilomètres et dans sa partie la plus large sur deux kilomètres. Celle-ci n’est pas uniforme puisqu’elle comprend deux petites nappes d’eau : le lac Saint-Charles et le lac Beaumont. Cette étendue de verdure rejoint presque la Plée de Beauharnois, située dans le secteur Pintendre de Lévis, et la partie Est de la Grande Plée Bleue. Appelée également Savane Claire dans le langage populaire, elle a donné naissance à une exploitation de la tourbe se situant à un demi-kilomètre du chemin de fer du Canadien National et à quatre kilomètres environ à l’ouest du village de Saint-Charles. Appelée la tourbière de Clair dans les années 1940, elle a d’abord servie à l’extraction à des fins combustibles.
Durant plusieurs décennies, la Plée de Saint-Charles a constitué une frontière naturelle au peuplement. Au début des années 1800, elle est appelée Grande Plaine et certaines concessions semblent se prolonger dans la tourbière9. On la connaît également sous le nom de Savane Claire depuis au moins les années 193010. Aujourd’hui une section de cette savane est exploitée pour la mousse de tourbe par l’entreprise Tourbière Smith. C’est dans cette zone que le Groupe de recherche en écologie des tourbières de l’Université Laval porte son attention, s’intéressant sur une base expérimentale aux conséquences des changements climatiques sur les tourbières.
L’exploitation de la tourbe combustible dans la tourbière de Clair dans les années 1940
Les méthodes d’exploitation de la tourbe à la tourbière de Clair correspondent aux avancées technologiques que l’on observe au début des années 1940. Pour façonner des mottes de tourbe, on utilise une machine conçue par le géologue Henri Girard laquelle s’inspire d’un modèle européen. Cet engin est en fait une automobile modifiée. Sa partie arrière fait place à un bâti de bois et à un ensemble de roues d’engrenages, d’une trémie et d’une poulie fixée à l’arbre moteur du véhicule surmonté d’un convoyeur11.
La méthode de l’extraction et de la composition des briques de tourbe est la suivante. Un homme extrait de la tourbe à l’aide d’une fourche et la place dans le convoyeur de la machine. La matière se rend jusqu’à la trémie puis elle est malaxée. Par la suite, trois bandes parallèles de tourbe pressée sont propulsées du pressoir et déposées sur des palettes de bois. A Saint-Charles des rouleaux de bois surélevés permettent d’acheminer les mottes de tourbe vers des châssis de séchage de trois pieds carrés. Ensuite les châssis sont déposés sur des claies de cinq étages pour une période de séchage qui doit durer de trois à quatre jours. Les dépôts de séchage doivent alors se situer non loin du malaxeur qui normalement doit s’avancer sur de larges poutres de bois toutes les quinze minutes. On ne connaît pas l’importance de l’exploitation de la tourbière de Saint-Charles dans les années 1940. Toutefois, pour rentabiliser une telle industrie, il fallait à cette époque une main d’œuvre de six hommes : deux hommes pour pelleter la tourbe, trois hommes pour étendre les châssis sur la surface de la tourbière et un autre pour s’occuper des châssis.
Conclusion
L’exploitation de la tourbe comme terreau organique connait une prospérité depuis les années 1950. Il est vrai que certaines entreprises comme ce fut le cas à Saint-Charles ont tenté de produire la tourbe comme combustible, mais cette industrie a duré peu de temps. Probablement en raison du fait que le bois de chauffage était généralement disponible dans Bellechasse. Mais cela s’explique également par le fait que la période de séchage était trop courte pour la produire en grande quantité. En 2014, seulement 0,02% de la superficie des tourbières du Canada est exploitée pour la production de tourbe de sphaigne12. La Tourbière Smith est toujours en activité en 2016. Basée à Rivière-du-Loup, l’Association des producteurs de tourbe horticole poursuit une sa vocation de reconnaissance de cette industrie dans la perspective du développement durable.
Notes:
1. BAnQ, Plan de la seigneurie des Révérendes Mères hospitalières. 11 mars 1686, Cote : CN301, S114, D400.
2. Lévesque, Carol. La tourbe, ses propriétés et ses utilisations. S.l., Le Bureau de recherche sur l’industrie de la tourbe dans l’Est du Québec, 1979, p. 1-2.
3. Appendice du quinzième volume des journaux de l’Assemblée législative de la Province du Canada, depuis le 26 février jusqu’au 10 juin 1857, inclusivement, dans la vingtième année du règne de notre souveraine dame la Reine Victoria étant la 3me session du 5me Parlement provincial du Canada, Toronto, LL. Perrault, 1857. Rapports de William Logan et T.S. Hunt.
4. Bonneau, Basile. L’industrie de la tourbe au Canada. Mémoire pour l’obtention de la maîtrise en sciences commerciales, Québec, Université Laval, 1949, p. 27.
5. Cuoq, Jean-André. Lexique de la langue algonquine. Montréal, J. Chapleau, 1886, p.67.
6. Bouchette, Joseph. Description topographique de la province du Bas-Canada : avec des remarques sur le Haut-Canada et sur les relations des deux provinces avec les États-Unis de l’Amérique, Londres, Imprimée pour l’auteur et publiée par W. Faden, 1815, p. 171.
7. Girard, Henri. La tourbe dans Québec, son origine, sa répartition et son emploi. Québec, Rédempti Paradis imprimeur de sa majesté le roi, 1947 (Rapport géologique, no 31), p. 40.
8. Pour en savoir sur l’histoire des tourbières du Bas-Saint-Laurent, on consultera Jean Philippe Léveillé, L’industrie de la tourbe au Bas-Saint-Laurent, Une histoire d’image, perceptions des habitants de Saint-Arsène, Mémoire, Aménagement du territoire et développement régional, Université Laval, 2007. Les tourbières de cette région ont fait l’objet d’autres études paléoécologiques.
9. Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), Cartothèque, Plan et chaînage de la profondeur des terres d’une partie des habitans [sic] situé du côté nord de la rivière Boyer et du chaînage en superficie de plusieurs lots de terre, 3 décembre 1804, Carte de Jean-Baptiste Larue, Cote 5B02-3900.
10. BAnQ, Cartothèque, Plan du comté de Bellechasse d’après le cadastre. Québec, ministère de la Colonisation, de la Chasse et des Pêcheries, 1934.
11. Girard, Henri, op. cit., p. 26.