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James Buchanan Duke
Thème : Économie

James Buchanan Duke et l’hydroélectricité au Saguenay vers 1910-1920

Camil Girard, Groupe de recherche Histoire (GRH), Université du Québec à Chicoutimi. 30 octobre 2003

 
De 1912 à 1915, un capitaliste américain, James Buchanan Duke, explore un projet de harnachement de la rivière Saguenay. Buchanan est à la tête de l'American Tobacco Company qui a un capital estimé à 235 millions $ en 1906. À lui seul, Duke s'accapare plus de 80 % du marché de la cigarette aux États-Unis. Né en Caroline du Nord en 1856, ce grand industriel fait sa fortune en montrant à l'Amérique les « joies de fumer ». Son empire est tel qu'il devra répondre à des accusations de monopole devant le gouvernement américain.
 
Ce magnat fait partie de ces entrepreneurs privés américains, tels les John Pierpont Morgan dans l'acier, les chemins de fer et la finance, John D. Rockefeller dans le pétrole, ou Andrew Carnegie dans la métallurgie, qui croient fermement au libéralisme utilitariste développé autour de la révolution industrielle anglaise et américaine. Le développement de l'économie apparaît chez eux comme l'œuvre d'individus qui, par leur ingéniosité, acquièrent d'immenses richesses. Dans ce contexte, le gouvernement est appelé à intervenir surtout pour garantir l'ordre et le respect de la propriété et de l'entreprise privée, laissant à « l'aristocratie naturelle » le soin de développer l'économie. Outre le sentiment d'accomplissement et la conviction profonde de faire travailler des masses qui autrement vivraient dans des conditions encore pires, cette aristocratie se donne bonne conscience en étant d'une grande générosité envers les œuvres de charité ou d'éducation. Ainsi, peu avant son décès survenu en 1925, Duke crée la Duke Endowment qui fournit encore aujourd'hui des revenus à plusieurs institutions vouées à l'enseignement ou à des œuvres de l'Église méthodiste. De plus, il fonde dans sa ville natale de Durham, en Caroline du Nord, la Duke University.
 
Duke se tourne vers le Saguenay en 1912. Il vient sur place avec son expert, W. S. Lee. Peu après son périple, Duke acquiert les concessions appartenant à Willson et Haggin. Il négocie une entente sur les droits que possède Scott et charge ce dernier d'obtenir les permis nécessaires auprès du gouvernement provincial pour construire les barrages et relever le niveau du lac Saint-Jean. Il crée aussi une compagnie canadienne, la Québec Development Corporation, à qui il confie la mission de préparer les plans de construction et de s'assurer que les propriétaires de terrains affectés par de tels travaux soient expropriés.
 
Dans la région, la population s'inquiète de voir tant d'activités se dérouler dans le secret alors que la Première Guerre mondiale vient d'éclater. Le 4 mars 1915, les éditorialistes du Progrès du Saguenay font état d'une rumeur à l'effet que le gouvernement de Québec s'apprêterait à concéder, par arrêté ministériel, tout le lac Saint-Jean avec droit d'éclusage. Le seul nom qui paraît au grand jour est celui de l'American Tobacco. Fin connaisseur de la réalité régionale, B. A. Scott s'applique à rassurer les régionaux. Entre-temps, il s'occupe d'acquérir les nombreux terrains touchés par ces nouveaux développements. Le début de la Première Guerre mondiale a sans doute modifié le calendrier des projets. Il semble toutefois que ce dernier ait eu beaucoup de difficultés à trouver preneur pour l’électricité qui serait produite, ce qui l'oblige à suspendre ses activités dans la région.
 
Duke revient à la charge en 1920. Il fait intervenir son associé, William Price, qui possède déjà 25 % des actions dans la Québec Development. Scott est remplacé par Price qui s'engage à obtenir les permis nécessaires de la part du gouvernement québécois. Dès décembre 1922, un acte de concession est consenti par le ministre des Terres et Forêts à la Québec Development de Duke-Price pour mettre en valeur le barrage d'Isle-Maligne que s'apprête à bâtir le tandem. La compagnie obtient le droit de maintenir l'eau du lac Saint-Jean à une hauteur maximale de 5,4 mètres (17,5 pieds). Est-il besoin de rappeler que Taschereau vient tout juste de remplacer Lomer Gouin à la tête du gouvernement libéral québécois. Il devient un partenaire de taille pour le grand capital. Développer le Québec à partir des ressources naturelles et du capital privé, assurer une transformation sur place des produits et éviter du même coup l'émigration des Québécois vers les États-Unis, voilà dans ses grandes lignes le programme que se donne le premier ministre Taschereau. Les politiques qu'il applique autour de ces grands objectifs lui permettront, élection après élection, de se maintenir au pouvoir jusqu'au milieu des années 1930.
 
L'usine hydroélectrique d'Isle-Maligne est bâtie de 1923 à 1925 et constitue pour l'époque un chef-d’œuvre d'ingéniosité. Conçue par une équipe que dirige le brillant hydraulicien William S. Lee, elle nécessite d'importants investissements évalués à près de 75 millions $. Quand on sait que les revenus du gouvernement du Québec pour l'année 1926-1927 représentent 26 millions $, il est facile de comprendre l'importance de tels investissements tant pour la province que pour une région comme le Saguenay—Lac-Saint-Jean. Isle-Maligne peut produire au-delà de 720 000 kW et Price s'engage à acheter 40 % de cette énergie pour sa nouvelle usine qu’il fait construire à Riverbend. Quant au surplus en énergie, il pourra enfin trouver preneur. Peu avant sa mort, Duke s’était associé à nul autre qu'Arthur Vining Davis, le président de l'Aluminum Company of America (Alcoa).
 
 
Bibliographie :

Girard, Camil et Normand Perron. Histoire du Saguenay–Lac-Saint-Jean, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1989. 665 p.
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