Thème :
Économie
Le développement du Saguenay–Lac-Saint-Jean autour du système agro-forestier au 19e siècle.
Camil Girard et Laurie Goulet, Groupe de recherche Histoire (GRH), Université du Québec à Chicoutimi. 2003
La région du Saguenay–Lac-Saint-Jean s'ouvre à la propriété privée et à l’agriculture au début des années 1840. Un système de mise en valeur du territoire se concrétise pour les nouveaux arrivants : l'agro-foresterie. Conjuguant les activités agricoles et les activités forestières. Afin de mieux comprendre ce mode de vie, voyons en quoi il consiste et quels sont les éléments de complémentarité qui ont fait en sorte que des activités agricoles et des activités forestières ont pu cohabiter.
Le système agro-forestier peut se définir comme étant une économie où coexistent deux secteurs d'activités unis dans un même espace par des liens de complémentarité et de dépendance. Une partie des agriculteurs, surtout les jeunes adultes célibataires, vont travailler dans les chantiers de l'entrepreneur William Price en hiver afin de ramasser un peu d'argent. Quoique minime, ce salaire contribue au développement de la ferme car il permet l'achat de nouvelles terres, d'équipements ou de bétails. En effet, le revenu gagné par les fils pendant l'hiver revient habituellement à la famille. Au Saguenay–Lac-Saint-Jean pour la période de 1870-1880, les salaires s'élèvent en moyenne à 40 $ pour un hiver, alors qu'en 1910-1915, ils grimpent à 100 $. Ce montant d'argent constitue une source de revenu non négligeable parmi tant d'autres dans le cadre d'une économie mixte où plus d'une activité est pratiquée afin de subvenir aux besoins d'une famille agricole. Il arrive fréquemment que des jeunes hommes, provenant de Charlevoix ou du Bas-Saint-Laurent viennent travailler dans les chantiers saguenayens. Cela montre que les agriculteurs, même ceux issus de vieux terroirs, tirent certains revenus de la forêt afin de développer leur ferme familiale.
Complémentarité, interdépendance, dépendance d’un secteur sur l’autre, voilà des questions qui ont intéressé les historiens sur la question. Quand l'agriculteur arrive sur les terres du Saguenay ou du lac Saint-Jean qu'il vient d'acquérir, il doit absolument défricher avant de pouvoir semer. De plus, pendant les premières années de défrichement, la terre ne peut nourrir adéquatement le colon et sa famille. Il doit donc trouver une autre occupation qui lui donne une source de revenu. Le bois coupé sur les nouvelles terres sert à la construction des bâtiments et à chauffer le foyer. Les surplus sont vendus aux entreprises forestières en place. De cette façon, l'agriculteur est déjà familier avec les activités pratiquées dans les chantiers forestiers. Il a en effet la possibilité d'y travailler pendant l’hiver, alors qu’il a plus de temps libre. Les chantiers démarrent vers la mi-novembre, au moment où les gros travaux de la ferme prennent fin, et se terminent généralement au mois de mars. Les travaux relatifs aux semences doivent débuter vers le mois de mai ou de juin. Il n'y a donc pas de conflits entre les deux activités, à moins qu’il participe à la drave. Comme il a été mentionné plus haut, la plupart du temps, ce sont les jeunes adultes qui partent aux chantiers. Ils laissent derrière eux un ou deux hommes sur la ferme. La femme, de son côté, s'occupe des enfants et du bétail le cas échéant.
Pour certains, l'industrie du bois comprenant la drave, les chantiers et les scieries, nuirait au développement d’une agriculture dynamique, tournée vers une production de surplus. L’agro-foresterie n’aurait pas favorisé le développement urbain en ne fournissant que des emplois saisonniers en forêt. Comme l'espace forestier a rapidement été accaparé par de grands industriels tels Price Brother’s, un monopole se met en place et limite les accès aux marchés pour des entrepreneurs potentiels. Les petits travailleurs autonomes ne peuvent donc pas faire preuve d'initiatives, limités qu’ils sont dans la possibilité d'ouvrir une entreprise en dehors des monopoles en place.
Les employés saisonniers retournent ainsi à leur lieu d'origine dès la fin de la saison de travail en forêt. Même les agriculteurs développent difficilement le marché régional puisque le plus souvent leurs surplus sont réservés aux chantiers. De plus, les industriels utilisent les chemins de glace en hiver et les rivières pendant la saison estivale comme voies de communication. Ils ne contribuent pas à assurer des liaisons terrestres entre les différentes municipalités. La construction des chemins est donc retardée et avec elle, les relations intra-régionales et inter-régionales. Encore là, les agriculteurs sont privés de débouchés économiques tant sur le plan local que vers l'extérieur.
On peut donc affirmer que les chantiers forestiers ont contribué au démarrage de l'agriculture. Ils ont fourni de l'argent aux agriculteurs qui ont pu ainsi moderniser leur ferme familiale. L'agriculture pourra, de cette manière, devenir graduellement une activité économique plus affranchie et plus diversifiée à partir des années 1880. En effet, le Saguenay–Lac-Saint-Jean se tourne principalement vers l'industrie laitière dans les années 1880-1890. L’arrivée du chemin de fer (1887) favorisera l’accès à de nouveaux marchés et cela tant pour le bois que pour les produits agricoles. Bref, l'agro-foresterie a permis d’amorcer le développement d’une socio-économie régionale dans le seconde moitié du 19e siècle.
Bibliographie :
Camil Girard et Normand Perron. Histoire du Saguenay–Lac-Saint-Jean, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1989. 665
Bouchard, Gérard. Quelques arpents d'Amérique : population, économie, famille au Saguenay (1838-1971), Montréal, Boréal, 1996. 635 p.