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Thème : Société et institutions

Dévotions religieuses et la Croix de l’Influenza à Fugèreville, en 1919

Marc Riopel, Ph.D. Histoire, À travers le temps enr., Hudson, 25 octobre 2002


Dans la première moitié du XXe siècle, la grande majorité des familles québécoises s’en remettent à la volonté de Dieu pour expliquer leurs joies et leurs peines. Dans ce contexte très pieux, plusieurs personnes promettent de réaliser une action précise en échange d’une protection divine contre une catastrophe ou encore à la suite de l’obtention d’une faveur. Ces actions en guise de remerciement prennent plusieurs formes, allant de la publication de prières dans les journaux à l’érection de croix et de bâtiments. La paroisse de Fugèreville, au Témiscamingue, offre un exemple typique de l’expression d’un remerciement à la suite d’une faveur dite divine. Il s’agit de la Croix de l’Influenza construite en 1919. 
 
En 1918, à la fin de la Première Guerre mondiale, l’épidémie de grippe espagnole qui sévit durement à travers le monde entier n’épargne pas le Témiscamingue. Hommes, femmes et enfants succombent en grand nombre à cette influenza. À Fugèreville, le curé Fugère fait alors la promesse que si personne ne meurt de cette grippe dans les limites de la paroisse pendant l’année 1919, les paroissiens élèveront une croix sur la montagne au bout du rang double, sur le chemin menant à Latulipe. La promesse faite, l’année s’écoule sans qu’aucune victime de la grippe ne meure dans la paroisse. On raconte qu’un garçon de 16 ans et un bébé en sont morts, mais à l’extérieur du village. Restait donc à matérialiser la promesse, comme le décrit ce texte d’un contemporain. 
 
« C’était le temps d’exécuter la promesse. Tout le monde s’y est mis au moins de cœur. On coupa les arbres, des cyprès, quatre pièces pour le tronc et quatre plus courtes pour les bras. On les équarrit au moulin de mon père, Irénée Boucher, et sur des wagons, on les transporta au pied de la montagne. J’étais là, avec les chevaux nous appartenant. Il y avait aussi deux ou trois autres paires de chevaux. […] Pour monter la montagne, on ne prenait que les devants des wagons et on laissait traîner les pièces à l’autre bout. Des hommes nous préparaient le chemin. On mettait deux pièces par paire de chevaux. Ce n’était pas trop facile de monter là, mais on était très enthousiasmé, ce qui rendait la tâche plus facile. René et Hector Boucher, probablement d’autres aussi, sont allés faire l’assemblage de pièces avec des boulons et la peindre en noir. Le sable, le ciment et l’eau étaient montés à dos d’hommes. 
 
« Un dimanche après-midi, je ne sais pas quel mois, sûrement c’était le printemps. On éleva la croix. Il y avait foule, non seulement de la paroisse, mais aussi de Laverlochère et de Latulipe, les paroisses voisines. Tout se faisait à bras d’hommes. Les hommes avec des perches de draveur se touchaient en dessous de la croix tellement il y avait foule. Si on l’avait échappée, ç’aurait fait une croix de mort, mais personne ne pensait à cela. D’autres tiraient sur les haubans en broche pour tenir la croix debout, attachés au bout des bras. En peu de temps la croix fut debout. » [Extrait de Frère Edmond Boucher, omi.] 
 
Lors de sa visite pastorale le 15 juin 1919, Mgr Latulipe, alors évêque du diocèse d’Haileybury, bénit la croix. Elle surplombe la montagne de la côte croche pendant une vingtaine d’années, jusqu’à ce qu’elle soit emportée par un grand vent du mois de novembre. À la longue, la pourriture l’a rongée et l’a rendue plus fragile aux intempéries. À l’occasion du 75e anniversaire de Fugèreville, en 1987, un groupe de paroissiens a entrepris de reconstruire cette croix. On l’a baptisée du nom de la Croix commémorative. Elle se situe à la même place que la précédente et présente approximativement les mêmes dimensions, soit 10 mètres de hauteur. Électrifiée, elle projette sa lumière en direction du village. 
 
Par contre, cette croix n’a toutefois pas empêché la grippe espagnole de frapper d’autres personnes dans la paroisse l’année suivante, rappelle un autre témoin de l’époque. 
 
« Je me suis mariée le 5 janvier 1920, et au mois de mars de la même année, j’ai eu la grippe espagnole. […] Là, j’étais transformée complètement. J’ai eu un gros mal de tête, ça m’a frappé tout d’un coup, après ça, je me suis couchée, puis je vais vous dire franchement, je ne me rappelle plus du reste. Quand le curé Fugère a su que j’étais malade, il a été cherché ma belle-sœur qui s’est occupée de moi. Une fois guérie de cette terrible grippe, j’ai été plusieurs semaines sans parler, ma voix était éteinte. Elle est revenue, mais pas complètement puisqu’il est resté quelque chose. Mais ça ne m’a pas dérangée parce que j’ai recommencé à reprendre mes forces après ça et, au mois de mai, je commençais à sortir autour de la maison. Par contre, mon frère a été moins chanceux que moi puisqu’il est mort de la grippe espagnole le 6 mai. » [Source : Témoignage d’Amanda Trudel]
 
Ce témoignage de piété est certes révélateur des craintes que suscite la grippe espagnole en 1918, mais aussi de l’impuissance de la population face à certains phénomènes naturels. Comme leur village a été épargné du fléau de la grippe et qu’ils attribuent cette protection à une intervention divine en réponse à une faveur demandée, les habitants de Fugèreville manifestent leur reconnaissance en élevant une croix en guise de remerciement.
 
 
Bibliographie :

Boucher, Frère Edmond, omi. La Croix de l’Influenza. Lettre manuscrite, 1987, 1 page. 
Trudel, Amanda. Entrevue réalisée par Marc Riopel. Fugèreville, Multi-Diffusion enr., avril 1987. 30 minutes. 
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