Thème :
Société et institutions
Récit de voyage des familles Joseph et Ernest Turcotte, les pionniers d’Amos au début du XXe siècle
Marc Riopel, Ph.D. Histoire, À travers le temps enr., Hudson, 24 avril 2003
Au début du XXe siècle, les familles québécoises sont encore sur le chemin de l’exode, à la recherche de terres pour y établir leurs fils. Le nord-est américain et les nouvelles régions québécoises constituent alors les principales alternatives. Depuis 1905, une nouvelle destination s’offre à elles, les Prairies canadiennes. Plusieurs familles québécoises vont y tenter leur chance. Certaines demeurent sur place tandis que d’autres reviennent dans leur province d’origine et optent pour le Témiscamingue ou encore pour l’Abitibi. C’est le cas notamment des familles Joseph et Ernest Turcotte qui s’établissent à Notre-Dame-du-Nord, en 1910, après un séjour d’un an dans l’Ouest canadien. Les Turcotte ne sont toutefois que de passage à Notre-Dame-du-Nord. L’année suivante, ils vont s’installer sur les bords de la rivière Harricana, à proximité de la voie ferrée, sur le site qui deviendra le centre de l’Abitibi, Amos.
Le texte suivant présente des extraits du journal de voyage écrit par Mme Albertine Turcotte qui, il faut le souligner, voyage avec son bébé de neuf mois. Vous verrez, à la lecture de récit émouvant, les souffrances et les épreuves endurées par les voyageurs tout au long du trajet de Notre-Dame-du-Nord à la future Amos. Le canot constitue alors le seul moyen de transport pour se rendre en Abitibi, où les travailleurs affectés à la construction de la voie ferrée du National Transcontinental viennent d’arriver. Tout au long du trajet, les Turcotte font la rencontre de familles algonquines qui vivent dans les bois.
« Après avoir passé l'été à Nord Témiscamingue [Notre-Dame-du-Nord], nous décidons, le 22 septembre 1910, de partir avec nos familles, apportant armes et bagages. Voici les noms des voyageurs: Joseph Turcotte et son épouse (Bernadette Thomas), Ernest Turcotte, son épouse (Albertine Chalifoux) et leurs enfants : Armand, âgé de 5 ans, Rose, âgée de 3 ans, Aline, âgée de 2 ans, et Ivanhoe, âgé de neuf mois seulement. Nous partons, ayant environ deux tonnes de marchandises et de provisions que nous faisons transporter avec les personnes par deux voitures doubles jusqu'au lac des Quinze, soit sur une distance de 15 milles. [...] Dimanche, le 25, nous nous préparons pour le grand départ. Nous sautons dans nos canots vers une heure de l'après-midi. Plusieurs personnes y sont présentes et nous font leurs meilleurs souhaits. Quelques-unes se disent entre elles que nous sommes fous de tout risquer, vie, santé, etc., dans une telle aventure... [...]
Lundi, le 26 [septembre]. Il fait beau, nous nous levons de bon matin et partons en toute hâte pour profiter du temps calme. Il n'y a qu'un rameur par canot. Ils sont tellement chargés que l'eau vient à trois pouces du bord. Heureusement nous avons du beau temps toute la journée. Le soir, nous campons sur les bords de la rivière Ottawa [Outaouais supérieur]. Durant la nuit, nous sommes dérangés dans notre sommeil, par les orignaux qui se promènent sur l'eau, au bord de la rivière. [...]
Mardi, le 4 octobre. Il pleut encore, mais comme nous sommes dans un sale endroit, nous partons en descendant encore le ruisseau de plus en plus embarrassé par les arbres renversés. Avec une scie et une hache, nous nous frayons un passage, mais avec beaucoup de difficultés. […] Il est cinq heures du soir, et comme le temps est menaçant, nous nous installons à l'abri. Cet endroit est très dangereux avec ses grands arbres secs qui menacent de s'abattre sur nos tentes. La nuit d'angoisse que nous passons là est indescriptible : des orages accompagnés de tonnerre, d'éclairs, de gros vents! ... Des arbres s'abattent autour de nous. Mais Dieu nous protège, et nous passons la nuit sans accident. [...]
Mercredi le 5. [...] À quatre heures de l'après-midi, nous partons avec l'intention de faire la moitié du trajet [...]. Après avoir fait deux milles, voilà que le vent s'élève! Les vagues semblent vouloir nous engloutir, nous hésitons à jeter nos provisions à l'eau pour soulager nos canots. Nous persistons et à six heures et demie, nous atterrissons sains et saufs. Nous passons sous nos tentes encore une nuit remarquable par ses orages avec vent, tonnerre et éclairs...
Jeudi, le 6. Les hommes réparent les canots. Les femmes en profitent pour faire cuire du pain dans les poêles de tôle. À une heure de l'après-midi, malgré le vent violent, nous décidons de partir en suivant le bord du lac autant que possible. Arrivés à un tournant, il nous fallut prendre le large et faire une traverse de trois milles avec un vent de côté. Nous avons regretté cette nouvelle aventure car plus que jamais auparavant, nous avons craint ou de jeter nos provisions à l'eau, ou de sombrer. Les femmes récitent le chapelet, les hommes avironnent courageusement. Nous arrivons heureusement enfin à un rétréci du lac mesurant environ 200 pieds et trouvons là une très belle place de campement. Pendant que les hommes dressent les tentes, les enfants s'amusent avec les perdrix qui foisonnent. [...]
Lundi le 10. Nous profitons du beau temps, et repartons encore à la recherche du portage. Arrivés à un ruisseau d'une trentaine de pieds de largeur, nous remontons le courant un demi-mille, et là, nous trouvons le fameux portage que nous cherchons depuis deux jours. Nous avons pour nous guider une carte régionale, car c'est la première fois que nous faisons ce trajet. Les tentes sont dressées en vue d'y passer plusieurs jours, car ce portage a trois milles de longueur, et nous avons de l'eau jusqu'aux genoux d'un bout à l'autre, car il pleut continuellement. En plus des 4,000 livres de provisions, les hommes durent, à certains endroits, transporter femmes et enfants sur leur dos. Ils durent traverser ce portage en plusieurs fois, avec des charges au dos de chacun 250 livres et au-delà. L'un s'attachait par exemple, deux sacs de farine au dos, sur lesquels un enfant prenait place.
Mardi le 11. Pluie. Nous nous reposons sous nos tentes. Mercredi, nous portageons toute la journée. Jeudi, le 13. Nous partons le matin avec le dernier voyage de nos provisions. Dans l'après-midi, les hommes portagent un canot, et nous levons nos tentes près du lac Seal's Home, sur la rivière Harricana. Nous sommes tous très fatigués. Nous demandons à deux Algonquins qui sont "tentés" près de nous combien ils nous chargeraient pour aller chercher notre canot qui reste. Nous prenons arrangements avec eux et ils partent. Durant la nuit, il tombe trois pouces de neige, et il fait très froid. Nous nous disons : il est temps d'arriver, car avant longtemps nous nous prendrons dans les glaces.
Vendredi le 14. Nous déjeunons et sommes tous de bonne humeur. Les enfants jouent dans la neige. Les Algonquins arrivent avec notre canot, nous les payons avec des provisions. Nous chargeons nos bagages et partons accompagnés de quelques Algonquins qui nous suivent. [...] Samedi, le 15 octobre. C'est la dernière journée de notre long voyage. Nous déjeunons et partons favorisés d'un bon vent, ce qui nous permet de faire usage de nos voiles, et le trajet se fait rapidement. Nous arrivâmes enfin à l'endroit où le tracé du Transcontinental traverse la rivière à cinq heures de l'après-midi. Il pleuvait à verse. Nous aperçûmes quelques campements en construction de la compagnie Foley Welsh & Stuart, entrepreneurs de chemins de fer qui venaient commencer les travaux. M. Lang, contremaître, nous vit arriver, vint à notre rencontre, et rempli de pitié, nous offrit l'hospitalité. Les hommes levèrent les tentes, et bientôt, M. Lang les envoya chercher pour le souper, ce que nous avons tous accepté. [...]
Lundi le 17, il faut songer à construire les camps pour passer l'hiver. Nous empruntons une scie de long de l'ingénieur du Transcontinental et nos maris scient les planches nécessaires pour les couvertures, les planchers, les portes et les tables. Deux semaines plus tard, nous sommes logés convenablement chacun chez nous. Les quelques employés des contracteurs viennent souvent nous rendre visite et nous questionnent sur notre aventureux voyage que nous avons fait sans accident et tous en parfaite santé. [...] Les Algonquins sont nombreux. Ils viennent nous voir et nous offrent leurs fourrures en échange de provisions. Les contracteurs font tout leur possible pour nous rendre service. Ils nous donnent des contrats assez payants.
Le premier hiver est très rigoureux, et nous avons beaucoup de neige. Après les Fêtes, nous décidons de faire la chasse, et sommes chanceux. La première semaine, nous prenons plusieurs martres et un beau renard argenté. [...] Le printemps arrivé, nous vendîmes les marchandises en magasin parce que nous craignions le feu. Nous fîmes un jardin qui nous rapporta de beaux légumes à l'automne. Joseph Turcotte fit plus tard l'acquisition d'un lot de colonisation; il le vendit à son frère Ernest en 1914.»
Bibliographie :
Trudelle, Pierre. L'Abitibi d'autrefois, d'hier et d'aujourd'hui. Amos, Chez l'auteur, 1937. p. 44-51.