Thème :
Économie
Les bûcherons, la crise et le « strake » du Clérion, en 1933
Marc Riopel, Ph.D. Histoire, À travers le temps enr., 16 septembre 2002
Les conditions de travail et de vie des bûcherons dans les chantiers forestiers du Témiscamingue évoluent très lentement au fil des ans. Ainsi, au milieu des années 1920, les conditions générales ressemblent étrangement à celles en vigueur 40 ans plus tôt, exception faite d’une augmentation des salaires. L’entrée en production du moulin de pâtes à papier, à Témiscaming, entraîne des changements importants. Par ailleurs, la crise économique de 1929 commande un recul des conditions de travail et des modifications importantes dans le mode de rémunération des bûcherons. En 1933, devant cette détérioration, des bûcherons lancent un mouvement de grève qui paralyse quelque temps les activités forestières. Cette grève, connue sous le nom anglais déformé de Strake du Clérion, est rapidement et durement réprimée. Toutefois, elle aura à long terme des retombées positives sur la condition des bûcherons.
L’entrée en production du moulin de pâtes à papier de la Riordon à Témiscaming amène de nombreux changements dans les forêts de la région. D’abord, la gestion des chantiers est confiée à des sous-traitants forestiers, communément appelés les jobbers. Également, la nature du travail dans les chantiers de billots d’épinettes diffère de celle des chantiers de bois d’œuvre. Les bûcherons travaillent désormais seul plutôt qu’en équipe. Par contre, dans l’ensemble, les bûcherons obtiennent des gains de salaires appréciables, au début du XXe siècle. Ainsi, en 1900, le salaire d’un bûcheron s’élève à 26 $ par mois. Durant l’hiver 1920-1921, le salaire mensuel varie de 75 à 150 $. Il baisse à 50 $ l’année suivante, remonte à 100 $ en moyenne en 1922-1923, se situe entre 35 et 75 $ en 1923-1924 et varie entre 50 et 60 $ jusqu’en 1929. Les sous-traitants paient alors les bûcherons à la journée.
Au début de 1928, une crise de surproduction éclate dans le secteur des pâtes et papiers, un an avant la crise économique générale. Cette année-là, les jobbers introduisent un nouveau mode de rémunération pour les bûcherons, le travail à la pièce. Ils veulent ainsi augmenter la productivité des travailleurs forestiers, jugée beaucoup trop basse. Seuls les excellents bûcherons tirent profit de ce mode de rémunération. En effet, ce système est peu rentable pour la majorité de ceux-ci, comme l’illustre cet exemple. En 1932, un bûcheron payé au rendement, ou à la pièce, reçoit le salaire brut de 32,50 $ par mois et en soustrayant sa pension de 15 $ par mois, l’outillage de 1 $ et la « va », ou les provisions, de 3 $, il lui reste 13,50 $ net par mois. Le bûcheron payé au mois reçoit 26 $ brut, moins l’outillage et la « van » ; il ne paie pas pension et son salaire net se situe à 22 $ par mois.
En 1933, la situation est à son pire. À cette époque, 47 sous-traitants forestiers dirigent des chantiers pour la CIP. On compte 17 camps et 700 bûcherons dans le secteur de la rivière Clérion, au nord du lac Simard, et 30 camps et 2 000 bûcherons près de Cléricy. Devant la baisse des salaires et des conditions de travail, les bûcherons se réunissent et déclenchent une grève, le 27 novembre 1933, dans les chantiers du secteur de la rivière Clérion. Les bûcherons du Témiscamingue revendiquent sur trois points : 1– une augmentation de salaire de 26 $ à 35 $ par mois pour ceux qui travaillent à la journée et de 2 ¢ à 3 1/2 ¢ du billot pour les travailleurs à la pièce ; 2– l’amélioration des conditions de vie, notamment une meilleure nourriture, une diminution du coût de la pension, un éclairage suffisant, etc. ; 3– la signature d’un contrat de travail entre les jobbers et les employés.
Ces revendications sont d’abord formulées dans le chantier de l’entrepreneur Raoul Turpin. Celui-ci compte en majorité des bûcherons-voyageurs et des travailleurs immigrants. Des organisateurs syndicaux, trois hommes et une femme venus des chantiers forestiers du nord-est ontarien, favorisent la mobilisation des bûcherons qui décident d’effectuer une tournée des chantiers afin de convaincre leurs confrères d’imiter leur geste et de se rendre protester à Rouyn-Noranda, où sont situés les bureaux de la CIP. Le groupe de bûcherons se déplace d’un chantier à l’autre pendant la nuit. Le jour, on discute de la situation et de l’obligation de faire la grève pour améliorer les conditions de vie et de travail. Le groupe des grévistes grossit et réussit à fermer tous les chantiers du secteur de la rivière Clérion. Ainsi, environ 400 bûcherons se rendent à Rouyn-Noranda, situé à environ 50 kilomètres de là.
La CIP résiste aux pressions et s’adjoint la police et le gouvernement pour briser cette grève. La CIP décide d’ouvrir de nouveau ses chantiers du Clérion et de Cléricy. En riposte, les bûcherons dressent une ligne de piquetage à Rouyn-Noranda pour bloquer l’accès à la forêt aux sous-traitants forestiers et aux bûcherons désireux de retourner au travail. À quelques reprises, la CIP, via la police, demande aux grévistes de cesser leur piquetage, mais en vain. Finalement, les policiers brisent la ligne de piquetage avec des gaz lacrymogènes et à coups de bâtons. Ils procèdent également à l’arrestation de plusieurs grévistes. Le travail dans les chantiers reprend à compter de janvier 1934, aux mêmes conditions qu’avant la grève.
Les répercussions positives de cette grève se font sentir les années suivantes. Le gouvernement du Québec met sur pied deux commissions d’enquête sur les conditions de vie et de travail des bûcherons. À la suite de leurs rapports, le gouvernement établit, en 1935, le salaire minimum à 37 $ par mois de 26 jours d’ouvrage. Il fixe également des normes minimales d’hygiène dans les chantiers forestiers. Par ailleurs, une association des bûcherons voit le jour sous l’égide de l’Union catholique des cultivateurs.
Bibliographie :
Catta, Jean-Michel. La grève des bûcherons de Rouyn, 1933. Rouyn, Cahiers du département d’histoire et de géographie, 1985. 75 p., Collection Travaux de recherche no 12.
Gourd, Benoît-Beaudry. Angliers et le T.E. Draper. Rouyn, Collège de l’Abitibi-Témiscamingue, 1983. 95 p. Collection Travaux de recherche no 5.
Gouvernement du Québec. Rapport d’enquête concernant les salaires des ouvriers forestiers. Québec, Documents de la Session, LXVIII, 90, 1935. 42 p.
Riopel, Marc. Les bûcherons et l’exploitation forestière au Témiscamingue, 1930-1940. Entrevues orales réalisées à l’hiver 1984.