Thème :
Société et institutions
La morue tout usage
Mario Mimeault, Ph. D. Histoire. Gaspé, 29 août 2002
Pêchée pour se nourrir, la morue pourrait n’avoir été qu’un aliment, mais elle acquiert une valeur commerciale si sûre sous le Régime français qu’elle en vient à remplacer la monnaie officielle. Par après, plusieurs de ses dérivés connaissent d’autres utilités. Qu’on se chicane à cause d’elle, passe toujours, mais qui eut pensé utiliser son cuir pour en faire des objets d’artisanat. Voilà qui peut surprendre.
La morue, un aliment de qualité
La morue est un aliment hautement recherché depuis les tout débuts du Moyen Âge. L’Église oblige alors ses fidèles à respecter 155 jours de jeûne dans l’année, voire davantage. Privés de viande, ses fidèles se cherchent un produit de remplacement, suffisamment riche et soutenant. C’est pourquoi ils se tournent vers la morue séchée-salée. Cent grammes de sa chair fournissent de trente-deux à trente-cinq grammes de protéines alors que le bœuf en donne que de vingt-deux à vingt-huit et que le porc n’en apporte que de dix-huit à vingt-huit. Nourrissante, la morue est aussi riche en vitamine B, en fer et en calcium et, donc, remplace adéquatement les aliments carnés.
Condiment de qualité, ce poisson s’avère par ailleurs un met aux possibilités variées. Aux premiers temps de la Nouvelle-France, il n’y a que deux manières de l’apprêter, désossé et salé-séché ou bien éviscéré et salé tout rond dans la saumure. Depuis, ses modes de présentation se sont affinés. Les habitants du Portugal ont, paraît-il, trouvé 365 façons de le préparer. En Gaspésie, la morue est présente dans tous les foyers. On l’apprécie parce que sa chair est tendre, blanche et délicate tant au goût qu’à la texture. Séchée-salée, fumée ou congelée, les gens la consomment de toutes les manières. De préférence à l’état frais, elle est rôtie, pochée ou bouillie, ou bien présentée en boulettes, en pâté, en sauce, etc. Hormis ses filets, les consommateurs locaux apprécient ses œufs, ou raves, qu’ils mangent frais, fumés ou salés. En outre, la langue de morue est pour les Gaspésiens un délice à nul autre pareil. Son foi peut être lui aussi consommé, mais il est en général conservé pour son huile. Riche en vitamine D, elle est ingérée sous forme de gélule.
La morue, une monnaie
À l'époque du Régime français, dans les années 1600 et 1700, la NouvelleFrance possède une monnaie qui n'a pas la confiance des citoyens. Il a même été un temps où, l'argent étant rare, des cartes servaient de valeur d’échange. La dévaluation qui s’en suit la condamne à être utilisée le moins possible.
C'est alors que certaines gens de la colonie se tournent vers ce nauséabond produit, rebutant au premier abord, qu'est la morue sèche. Il s'agit surtout des personnes impliquées dans l'industrie de la pêche. En 1689, Denis Riverin, seigneur de Mont-Louis et marchand à Québec, achète une cargaison de vin de Bordeaux. Le capitaine qui lui livre la marchandise demande 1 000 quintaux de morue sèche et non pas 10 000 Livres en monnaie courante, comme il eut pu le faire. Le frère de Denis Riverin, Joseph Riverin, lui aussi marchand, vend en 1710 un charroi à Pierre Boissel, anciennement de Percé, contre cinquante quintaux de morue sèche. Pierre Lefebvre, oncle des Lefebvre de Pabos, contracte, six ans plus tard, une dette remboursable en morue de première qualité.
Ce sont là toutes des clauses inscrites dans les transactions commerciales à la demande expresse de l’une des parties et qui traduisent leur méfiance pour la monnaie officielle. Il y a d'autres exemples où l’usage de la morue se substitue à l’argent de l’État. En 1752, Joseph Cadet est à son tour propriétaire de la seigneurie de Mont-Louis. Il l'avait acquise pour le prix d'une chaloupe. Voulant s'en départir six ans plus tard, il accepte de la vendre à son partenaire Michel Mahiet, moyennant le versement de 20 000 Livres payables non pas en argent liquide, mais par quatre mille quintaux de morue de première qualité. Ces stocks de poisson étant écoulés en France à trois fois ce prix, la vente de la seigneurie lui rapporte 60 000 Livres. Avantage supplémentaire pour le marchand, ce poisson, loin de se déprécier, enregistre même une plus value entre le moment de sa livraison et celui où il est converti en monnaie au moment de sa vente.
Une véritable matraque
L’étude des fonds d’archives judiciaires apporte souvent des surprises de taille, comme il s’en est trouvées dans les comptes-rendus des procès tenus à Percé au XIXe siècle. Produit comestible, produit d'échange et de paiement, produit commercial, la morue s'avère aussi une cause de conflit ou un très efficace moyen de défense. Ce que révèlent ces documents, c’est que, dans la capitale de la pêche, les gens ne se chicanent pas uniquement pour la morue, ou à cause de la morue, mais qu’ils se battent avec. Dans un premier cas, le plaignant ne s’en réfère pas uniquement à la cour parce que la vache de son voisin a brouté son herbe, mais aussi parce qu’elle est entrée « illégalement » dans son échafaud, avec tous les dégâts que l’on peut imaginer pour sa production. Un autre pêcheur se plaindra que son voisin ait réglé sa mésentente avec un « barottin de barrière ». Plus couleur locale encore, tel est ce pauvre diable, toujours de Percé, qui, au milieu du siècle, voulant se défendre dans un cas d'assaut, se munit d'une bonne grosse morue épaisse et sèche à point et en frappe deux fois son assaillant à la face pour mettre un terme à son agression. Voilà ce qu’il est approprié d’appeler une morue tout usage.
Les cuirs fins de la mer
Anciennement, les Canadiens utilisaient la peau des anguilles pour se tailler des lacets de chaussure, des cordeaux pour les chevaux ou réparer leurs harnais, mais il est venu à l’idée de personne d’utiliser celle de la morue. Nicolas Denys, qui parle de tous les usages de ce poisson, ne dit pas un mot de son cuir. Depuis des siècles, celui-ci est simplement grillé ou bouilli avec sa chair ou jeté à l’eau quand le filet de la morue est découpé. En 1985, une artisane de Bonaventure, Claudette Garnier, applique des procédés de tannage à la peau de la morue et la transforme en un cuir de qualité, souple et sans écailles, fin et doux au toucher. De couleur gris-verdâtre, il a un peu l’apparence du cuir de serpent, mais il a la résistance de la peau des bovidés.
Depuis, l’artisane gaspésienne transforme ce nouveau matériau en articles de luxe, en vêtements ou en souvenirs. Teintée ou laissée à sa couleur naturelle, la peau de morue devient sac à bandoulière, ceinture ou cravate. Sa souplesse se prête de plus à la confection d’articles de maroquinerie de la plus belle apparence : porte monnaie, bourse pour dames, portefeuille, étui à lunettes, broche, chéquier, etc. Son utilisation n’est limitée que par l’imagination.
Bibliographie :
Lebreux, Jean-Louis. « Mœurs et délits au XIXe siècle », Gaspésie, vol. XXVI, no 2, juin 1988, pp. 14-16.
Miville-Deschênes, Jean. « Une nouvelle ressource de la mer », Gaspésie, vol. XXIV, no 2, juin 1986, p. 30-31.
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