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La colonisation agro-forestière
Thème : Économie

La colonisation agro-forestière de Grande-Vallée

Mario Mimeault, Ph. D. Histoire. Gaspé, 5 août 2002

 
Quand la crise économique de 1929 survient, elle frappe la Gaspésie au même titre que le reste du pays. Le gouvernement met au point des programmes de relance pour le centre du Québec, le Plan Vautrin, le Plan Goyette et quelques autres dont le Plan Gordon-Rogers pour les agriculteurs. La Gaspésie a cependant besoin de plates-formes mieux adaptées à son milieu de vie. Esdras Minville, fils d’un pêcheur de Grande-Vallée et professeur puis directeur de l’École des Hautes Études Commerciale de Montréal, envisage une expérience nouvelle reposant sur « le jumelage de l’exploitation du sol et de l’exploitation forestière ».
 
Saignée démographique et mesures de redressement
 
La Gaspésie connaît entre 1875 et 1925 une grave saignée démographique reliée à la rareté des terres agricoles et au manque d’ouvertures sur le marché du travail. La partie nord de la péninsule compte peu de terres cultivables. Elles sont ramassées au pied des caps et des montagnes qui bordent le fleuve ou bien tassées au fond des vallées glacières à Grande-Vallée, Mont-Louis et Mont-Saint-Pierre. Dans un contexte où il n’est pratiquement plus possible de trouver de nouvelles terres, la loi du Prêt agricole canadien de 1929, qui veut aider les cultivateurs à acheter du bétail et de l’équipement, revêt aucun intérêt pour la région. Les jeunes s’orientent plutôt vers la pêche l’été ou la coupe forestière l’hiver, mais la première activité les laisse inactifs durant six mois et la seconde les amènent hors de la région. 
 
Le clergé catholique lance un mouvement de retour à la terre pour garder les Gaspésiens chez-eux. L’évêque du diocèse, Mgr Ross, crée en pleine crise économique la charge de « missionnaire-colonisateur » au sein de sa hiérarchie épiscopale, invite l’ordre des Cisterciens à ouvrir une ferme-école à Val-d’Espoir en 1930 et jette en 1935 les bases de la Société de colonisation du diocèse de Gaspé. Fort de ces structures, le prélat ouvre vingt-neuf paroisses entre 1929 et 1938 dont douze sur le versant nord de la péninsule.
 
L’idée de base d’Esdras Minville
 
Originaire de la Gaspésie et professeur à l’École des Hautes Études Commerciales à Montréal, Esdras Minville concocte en 1936 et 1937 un projet avec l’aide d’ingénieurs forestiers et des fonctionnaires du ministère de la Colonisation afin d’assurer, écrit-il un jour, « à la population de Grande-Vallée la maîtrise de son économie en procurant à chacun de ses membres un travail rémunérateur à longueur d’année. » La principale disposition de son plan repose sur les ressources du milieu. Deux d’entre elles s’exploitent l’été, l’agriculture et la pêche. La troisième, la forêt, peut livrer son potentiel été comme hiver. Il s’agirait donc de coordonner l’une des deux premières avec la dernière. Minville choisit de miser sur le travail de la terre en été et de la forêt en hiver en imposant aux participants l’obligation de s’abstenir de puiser dans le couvert forestier de mai à octobre. Il y trouve de nombreux avantages. Les travailleurs concentreraient leurs efforts sur l’exploitation agricole à la belle saison et compléteraient son apport par celui du bois en hiver. De la sorte, ils auraient de l’emploi à l’année longue.
 
La formule coopérative
 
Esdras Minville ne voit qu’une approche idéologique convenable pour cette expérience, celle du coopératisme. Déjà les pêcheurs bénéficient des services de syndicats de pêcheurs et de syndicats d’agriculteurs. La formule, implantée par le clergé régional, commence d’ailleurs à faire ses preuves dans ces domaines et peut réussir dans la forêt et la colonisation, pense-t-il. Le syndicat distribuerait les permis de coupe et déterminerait les volumes de bois à prélever. Il planifierait ensuite son abattage et prendrait en main les opérations de sciage puis s’occuperait de la mise en marché. En cas de surplus de production, il pourrait en assurer l’entreposage, la classification et chercher des débouchés. Bref, assumer des responsabilités trop lourdes et trop exigeantes pour un individu seul.
 
Le ministère de la Colonisation accepte le plan à titre de projet pilote et lance aussitôt sa mise en application avec le concours du curé de Grande-Vallée, l’abbé Alexis Bujold. Ainsi naît dès 1937 la Société agricole-forestière de Grande-Vallée. Les colons qui embarquent dans le projet sont tous d’anciens pêcheurs ou fils de pêcheurs-agriculteurs du village. Une assemblée générale, qui sera désormais tenue annuellement, leur permet d’élire un bureau de direction de sept membres, à qui revient la charge d’élire un président issu de leurs rangs et d’engager un secrétaire-gérant et des contremaîtres. Un ingénieur forestier désigné par Québec supervise par la suite l’élaboration d’un plan d’exploitation et son application.
 
L’application
 
Le nouveau regroupement de colons et le gouvernement négocient alors avec la compagnie propriétaire des limites forestières qui longent la rivière de Grande-Vallée, la Brown Corporation, le rachat d’une lisière de terres cultivables en échange de nouveaux parterres de coupe ailleurs dans la province de Québec. Les terres ainsi obtenues s’étendent sur treize kilomètres et forment un bloc de 400 kilomètres carrés. La coopérative forme et distribue une cinquantaine de lots forestiers et le groupe de partenaires partage un premier contrat d’un million de pieds de bois en billots dès la première année. 
 
L’expérience de colonisation de Grande-Vallée dure une trentaine d’années et injecte dans l’économie locale, selon les calculs de son initiateur lui-même, entre 200 000 $ et 300 000 $. L’effet sur le milieu s’observe tout de suite. Le monde travaille, l’économie roule, les maisons sont retapées. Chaque famille gagne entre 600 $ et 700 $ annuellement contre 200 $ pour un bûcheron. Des parterres de coupe encore plus considérables que les premiers sont arrachés à la Brown Corporation entre Grande-Vallée et Sainte-Anne-des-Monts. Trois colonies, cette fois-ci de pêcheurs-forestiers (pêcheurs l’été, bûcherons l’hiver), voient le jour à Pointe-à-la-Frégate, Saint-Yvon et Cloridorme en 1940 et onze autres entre 1943 et 1952.
 
Le succès apparent de la formule d’Esdras Minville, « les colonies d’Esdras », contribue à la prospérité commune pendant plusieurs années, mais, comme en convient son auteur, l’expérience perd de son élan assez vite. Des erreurs d’administration de la coopérative et aussi un manque d’éducation au travail de groupe handicapent le passage d’une économie domestique de type artisanal à une économie de type capitaliste ouvrier. Les gens impliqués dans le projet ont découvert les vertus du travail coopératif par la pratique plutôt que par l’initiation à une doctrine débouchant sur l’action, une avenue davantage souhaitable à ses yeux. L’abandon du projet tient aussi à l’arrivée après quelques années d’une relève habituée à de nouveaux moyens que ne pouvait se payer leur coopérative, par exemple l’utilisation d’un outillage mécanisé à la place de chevaux, moins performants. L’arrêt dans les années 1960 de cette expérience agro-forestière, unique au Québec, ne signifie pas un échec de l’idée. Reprise sans qu’interfèrent des programmes d’aide-sociale et d’assurance-chômage (les membres de la coopérative étaient propriétaires et non employés), mais fondée sur l’initiative personnelle, elle pourrait probablement réussir, croit encore Esdras Minville au début des années 1960.
 
 
Bibliographie :

Desjardins, Marc, Yves Frenette, Jules Bélanger et Bernard Hétu. Histoire de la Gaspésie. Québec, I.Q.R.C., 1999. 797 p., cartes, ill.
Mimeault, Mario. L’agriculture en Gaspésie. Gaspé, Musée de la Gaspésie, février 1998. Manuscrit, 112 p., cartes, ill.
Minville, Esdras. « L’expérience agricole et forestière de Grande-Vallée », Gaspésie, vol. XIX, no 2, juin 1991, p. 17-21.
Minville Esdras. « L’expérience de Grande-Vallée », Ensemble, vol. 4, no 2, novembre 1943, p. 5.
Rumilly, Robert. La Gaspésie - Enquête économique. Québec. Le Soleil (1944). 181 p.
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