Thème :
Économie
Baie de Gaspé et la pêche de la morue au XIXe siècle
Mario Mimeault, Ph. D. Histoire. Gaspé, 2 juillet 2002
La pêche de la morue a constitué l’activité mobilisant le plus de monde dans la baie de Gaspé au XIXe siècle. Les pêcheurs côtoient des gens qui travaillent sur les graves, les employés des compagnies sur les quais et dans les entrepôts ainsi que les entrepreneurs autonomes éparpillés sur ses côtes. En 1866, la baie compte 802 pêcheurs de morue et 477 graviers sur une population totale de 3 000 habitants regroupés en une multitude de petits établissements. Cette industrie n’a pas toujours connu une telle prospérité bien qu’elle ait quand même tenu le haut du pavé pendant tout le siècle.
Un milieu grouillant de vie
La baie de Gaspé est un immense plan d’eau de presque quarante kilomètres de profondeur où trois rivières importantes se déversent, la Saint-Jean, la Dartmouth et la York. Des villages ont vu le jour tout autour, à Saint-Georges de la Malbaie, à Douglastown, au Bassin, à l’Anse-aux-Cousins, à Penouille, à Saint-Majorique. Des quinze centres de production de la morue séchée et salée qui se trouvent dans la baie de Gaspé, Grande-Grave et Pointe-Saint-Pierre, respectivement à l’entrée nord et sud de la baie, apparaissent comme les plus importants d’entre eux. Le premier poste compte une cinquantaine de pêcheurs en 1863 et le second une centaine. Pointe-Saint-Pierre regroupe à lui seul vingt-cinq pour cent de la flotte de bateaux-pêcheurs de la baie avec ses cinquante barges sur les 217 recensées dans le secteur. Ensemble, les deux établissements produisent en 1863 près de 7 000 quintaux de morue, 2 000 pour le premier et 4 960 pour le second.
Un début de siècle en dents de scie
Avant d’en arriver à cette apparente prospérité, la baie de Gaspé a connu des problèmes de croissance importants. Les guerres napoléoniennes suscitent en 1800 une demande accrue de morue chez les Britanniques. Le blocus des ports européens par les armées françaises est en grande partie responsable de cette ouverture du marché, mais le retour de la paix en 1814 ramène celui-ci à la normale. Le conflit armé entre le Canada et les États-Unis en 1812 fait perdre de précieux débouchés au pays et provoque une chute importante de l’économie. L’exportation de la morue tombe ainsi de 11 552 quintaux (112 livres ou 51 kilos) en 1811 à 500 quintaux en 1812.
Des problèmes inhérents au système de production
À l’époque, les gens de la baie de Gaspé pratiquent une pêche côtière. Non sans intérêt, ils y sont tout de même limités par le type de barque qu’ils utilisent. Inspirée de la baleinière, la barge est pointue en ses deux extrémités et munie de trois mâts, mais elle présente l’inconvénient d’être non pontée. Caractéristique à la côte de Gaspé, la Gaspésienne, elle permet de se rendre sur le Petit-Banc à un kilomètre du Cap-Gaspé, sur le Grand Banc, à un peu plus de trois kilomètres du même cap et même sur le Banc des Orphelins à vingt-huit kilomètres au large. Le mauvais temps rend cependant ces excursions lointaines hasardeuses en raison de la conformité de la barque.
D’autres problèmes affectent l’industrie locale. Le manque de soin au moment de l’empaquetage du poisson, en particulier, est l’un d’entre eux. Les officiers du gouvernement canadien relèvent le discrédit qui frappe le poisson gaspésien sur les marchés extérieurs en raison d’une inspection inadéquate au moment de sa mise en tonneaux. La présence des flottes étrangères à proximité des côtes gaspésiennes constitue un autre obstacle à la production locale. Le non respect des clauses du traité des pêches signé entre les Américains et le Canada en 1818 nuit en ce que leurs goélettes ne respectent pas les trois milles de la bande continentale. Or, c’est dans ce secteur que la majorité des barges de Gaspé trouvent leurs stocks de poisson. Le responsable de la protection des pêcheries du golfe Saint-Laurent, le Dr Pierre Fortin, est même forcé de demander la présence sur place d’une goélette armée.
Une forte présence étrangère
L’industrie de la pêche de la morue vit aussi une autre situation problématique. Cette dernière n’affecte en rien la productivité des travailleurs, mais elle rend l’économie canadienne tributaire de l’étranger. C’est que la majorité des compagnies qui possèdent des établissements dans la baie de Gaspé sont anglo-normandes. Du point de vue canadien, ces firmes à capitaux britanniques appartiennent à des intérêts étrangers. La plus importante à Gaspé est, au début du siècle, la Compagnie Janvrin, dont les installations sont en plein cœur du port local. William Fruing, ancien gérant de la Charles Robin and Co, achète ses actions et s’installe à son tour à partir de 1845. Dans les mêmes années, un étranger arrive à Grande-Grave, William Hyman, et monte sa propre entreprise. Deux autres petites compagnies occupent une part intéressante du marché, celle des frères Perrée et celle des James et Elias Collas, de la Malbaie. Elles connaissent rapidement le succès, au point de prendre le contrôle de la compagnie Charles Robin and Co. dans les années 1880. La John Le Boutillier and Co., créée en 1833, constitue un cas à part en ce que, étrangère par l’origine de son fondateur, elle devient canadienne par l’intégration de ce dernier à la vie politique et économique du pays. Au demeurant, la production de la morue de la baie de Gaspé ne s’en prête pas plus mal. Par exemple, les exportations connaissent une croissance allant de un à cinq entre 1811 et 1837, mais il n’en reste pas moins que les bénéfices des compagnies sont réinvestis à l’étranger. Là est la source du manque de considération manifesté par le gouvernement du Bas-Canada pour le secteur des pêches.
Des relations de travail structurées
La pêche de la morue est soumise à des pratiques professionnelles bien déterminées. Ainsi, il existe une catégorisation des travailleurs que le chercheur Roch Samson a bien cernée dans son livre La pêche à Grande-Grave au début du XIXe siècle. Le « moitié-de-ligne » est un pêcheur à l’emploi des compagnies. Il travaille à son compte sur une barge que ces dernières lui prêtent. À deux hommes par bateau, chacun partage la moitié de ses prises quotidiennes avec son équipier et le reste va à son employeur, d’où son nom. Cette manière de faire existait au Régime français, mais elle était moins généreuse. Les parts variaient entre dix et trente-trois pour cent des prises seulement.
Le pêcheur à la draft dispose de ses outils de production, de sa barge, de ses agrès et de ses gréements, mais il ne possède pas de lieux de transformation du poisson et doit donc les louer des grandes compagnies. Il leur achète aussi à crédit ses équipements et doit leur rembourser les sommes équivalentes en fin de saison. Partant de là, il travaille pour le bénéfice exclusif d’un marchand qui comptabilise ses prises, mais qui ne le paie aussi qu’en fin de saison, après extinction de la marge de crédit. La troisième catégorie des travailleurs de la mer est celle des pêcheurs indépendants. Ceux-ci jouissent d’un meilleur statut économique puisqu’ils ont leur barge et leur grave. Ils travaillent avec leur noyau familial et ils sont maîtres de leur production qu’ils écoulent au prix du marché à qui bon leur semble. Leur lopin de terre est sur le bord de la baie et ils possèdent un lot de grève qui leur donne directement accès à la mer. Les installations de Xavier Blanchette à Grande-Grave, aujourd’hui dans le parc Forillon, est typique d’une telle propriété.
Voilà donc une partie du tableau dans lequel évolue le pêcheur de la baie de Gaspé pendant tout le XIXe siècle : une économie rentable et bien structurée, mais en bute à des problèmes inhérents à la pratique du métier et contrôlée par des compagnies étrangères.
Bibliographie :
Desjardins, Marc, Yves Frenette, Jules Bélanger et Bernard Hétu. Histoire de la Gaspésie. Québec, I.Q.R.C., 1999. 797 p., cartes, ill.
Mimeault, Mario. « La pêche à la morue au XIXe siècle », L’Escale, no 14, avril-mai 1986, p. 37-46.
Mimeault, Mario. « La pêche en Gaspésie ». Horizon - Canada, vol. 9, no 97, p. 2312-2317.
Samson, Roch. La pêche à Grande-Grave au début du XXe siècle. Ottawa, Environnement Canada, 1980. (Histoire et Archéologie, 41). 151 p., cartes, ill.