Thème :
Économie
Charles Robin, 1766-1825. Les débuts du roi de la morue
Mario Mimeault, Ph. D. Histoire. Gaspé, 27 juillet 2002
Charles Robin est probablement l’homme d’affaires le plus connu de l'histoire de la Gaspésie. Anglo-normand d'origine, il naît sur l’île de Jersey, à Saint-Brelade, le 30 octobre 1743. Son père, qui est boutiquier, n’a rien du pêcheur. C’est plutôt par sa famille qu’il en vient à s’intéresser à ce champ d’activités. Le jeune Robin arrive dans la péninsule, précisément à Paspébiac, à l’été 1766, juste après la Conquête. Il y établit un commerce de la morue séchée et développe des mécanismes commerciaux qui ont hissé sa compagnie au rang des grandes entreprises à l’œuvre au Canada.
Ses antécédents
Charles Robin perd son père à l’âge de onze ans et sa famille le prend probablement en charge avec ses deux frères. Tous reçoivent, en effet, une bonne éducation et parviennent à bien s’établir dans la vie. Le plus vieux, Philip, fait carrière dans la haute administration de l’île de Jersey et le second de la famille, John, devient capitaine de navire à Terre-Neuve. La carrière de Charles Robin dans les pêches débute en 1765 lorsqu’il s'associe avec ses frères et d'autres Jersiais, James et Thomas Pipon, proches parents par alliances de ses aînés. Ils fondent ensemble la Robin, Pipon and Company et en établissent le siège social à Saint-Aubin, sur l’île de Jersey. Son frère Philip dirige la compagnie depuis cet endroit et John s’installe à Arichat, sur l’île Madame (N.-É.), où il fonde un poste de pêche.
Les débuts de la Robin, Pipon and Co. en Gaspésie
L’année suivante, à la demande de ses frères, Charles Robin explore la baie des Chaleur et évalue les possibilités d’y établir un poste de pêche. Charles ne fait à cette occasion que quelques transactions mineures, mais il établit des contacts avec des Acadiens. Il revient les années suivantes et passe avec les populations locales une multitude d’ententes qui font de lui un marchand forain. Il apporte aux Acadiens et aux Micmacs le nécessaire pour la pêche, des agrès, des lignes, des voiles, de la nourriture comme des pois, du porc et de la farine, et même des spiritueux. Il accepte, en échange, d’être payé en morues, en saumons ou en fourrures.
Le nouveau débouché que la Robin, Pipon and Company représente pour les populations riveraines lui attire plusieurs clients, mais Charles doit affronter la concurrence de marchands qui l’ont devancé sur le terrain. Il y en a plusieurs de la Nouvelle-Angleterre qui font, comme lui, du commerce itinérant. D’autres viennent de Québec comme Jacques Terroux, Hugh Montgomery et William Smyth. Ce dernier s’installe juste à côté de lui à Paspébiac en 1768 et ouvre un autre magasin à Bonaventure. En 1770, Charles fait définitivement du banc de Paspébiac le quartier général des opérations de la compagnie. Il manque toutefois de main-d'œuvre pour donner de l’expansion à l’entreprise familiale. C’est pourquoi, en 1774, il organise avec son frère John le rapatriement d’exilés acadiens établis en France et les débarque à proximité de ses installations. En réglant de la sorte un épineux problème qui limitait ses opérations, Charles trouve un moyen d’assurer le bon fonctionnement de sa compagnie. Par la suite, à chaque année, il fait venir des congénères jersiais pour travailler le poisson pour son compte avec promesse d’un retour gratuit à leur port d’attache en fin de campagne.
Ces mêmes années sont marquées par une guerre civile qui se déroule au sud des frontières canadiennes. C’est la Guerre d’indépendance américaine. L’Angleterre voit ses Treize colonies remettre son autorité en question et lui offrir une résistance armée. Tout ce qui est possession britannique de ce côté-ci de la frontière se voit alors directement menacé. Ainsi, des navires corsaires dirigés par John Paul Jones détruisent à l’été 1776 les installations de la Robin, Pipon and Co. à Arichat. Celles de la baie des Chaleurs ne sont pas non plus à l’abri, d’autant que la métropole protège mal les côtes canadiennes. À l’été 1778, des bateaux pirates attaquent les installations de Paspébiac. Ils pillent les magasins de la Robin et ceux de ses concurrents et transbordent sa morue sur leur navire. Charles Robin lui-même échappe tout juste à une tentative de prise en otage en fuyant dans les bois. C’est toutefois suffisant pour lui enlever le goût de travailler dans un contexte aussi tendu et il prend le chemin de Jersey à l’automne, en attendant le retour de la paix.
La Charles Robin and Company
Charles Robin revient en Gaspésie en 1783. Le traité de Versailles, qui vient tout juste d’être signé entre l’Angleterre et ses colonies, reconnaît l’indépendance des États-Unis d’Amérique. C’est suffisant pour ramener le calme dans la Bbaie des Chaleurs. Par ailleurs, un remaniement financier modifie la composition de la Robin, Pipon and Co. en profondeur et Charles en profite pour fonder sa propre entreprise, la Charles Robin and Company. Il négocie avec ses frères l’achat des installations de la baie des Chaleurs et en devient l’unique propriétaire.
Reprenant dès lors des modes d'opération de pêche hérités du Régime français, il les affine de manière à retenir les services des pêcheurs côtiers par le jeu du crédit et de l'endettement. Il introduit en plus, pour compenser l’absence notoire de numéraire, un mode de remboursement en biens, essentiellement de la morue. Le procédé lui permet de récupérer ses prêts à la revente et même de hausser ses profits d’autant que le poisson aura été estimé à la baisse au moment de la livraison. Charles Robin réussit de la sorte à établir un monopole difficilement brisé au siècle suivant et à hisser sa compagnie au rang des grandes entreprises internationales. Il vend, en effet, sa morue sur les marchés européens, tant en France, en Espagne, en Italie qu’au Portugal. Il trouve même des débouchés aux Indes occidentales.
Gérer un commerce n’est pas tout. Pour bien asseoir sa compagnie, Charles Robin négocie des ententes avec ses concurrents. D’abord avec son frère Philip, en Europe, qui lui trouve des clients et lui procure les marchandises nécessaires à son négoce. Il s’entend de plus avec son plus gros concurrent, la Philip and Francis Janvrin and Company, établie dans la baie de Gaspé, pour que chacun conserve en région un territoire exclusif. Charles Robin est en même temps assez habile pour jouer de ses influences et accaparer les postes clés dans l'administration de la région gaspésienne. Ainsi, le lieutenant-gouverneur Cox, qui demeure à New-Carlisle, est un de ses bons clients à qui il sait avancer du crédit. En retour, au jour opportun, en 1787, ce même Cox lui fournit l'appui dont il a besoin pour obtenir la charge de juge à la Cour des plaids communs. En 1789, Robin est nommé membre du Conseil des terres du district de Gaspé. Ces nominations prennent tout leur sens quand on sait que sa compagnie est le principal propriétaire terrien de la Gaspésie et qu’elle est aussi la partie qui enregistre le plus de causes devant la justice.
Habile, travailleur et persévérant, Charles Robin monte une entreprise qui dominera l'économie maritime du Québec et en partie du Nouveau-Brunswick pendant plus d'un siècle. Après trente-six ans de labeurs consacrés à son commerce, Charles, qui ne s’est jamais marié, s’en retourne sur son île natale en 1802, laissant la direction de sa compagnie à son neveu Philip. Il décède, toujours célibataire, en 1824. En 1833, un arpenteur du gouvernement canadien, Frederick Henry Baddeley, de passage à Gaspé, s’étonne de ce que la compagnie de Charles Robin ne soit pas plus connue que cela des Canadiens. Pourtant, écrit-il dans son journal d’expédition, la C.R.C. est à la morue ce que la Hudson Bay Company est à la fourrure. Bien qu'ayant soulevé plusieurs débats, la compagnie Charles Robin préfigure ces grands commerces et magasins à chaîne qui ceinturent aujourd'hui la péninsule gaspésienne.
Bibliographie :
Desjardins, Marc, Yves Frenette, Jules Bélanger et Bernard Hétu. Histoire de la Gaspésie. Québec, I.Q.R.C., 1999. 797 p., cartes, ill.
Lee, David. « La Gaspésie, 1760-1867 », Lieux historiques canadiens. Cahiers d’histoire et d’archéologie, no 23, p. 152-159.
Lee, David. The Robins in Gaspé 1766 to 1825. (Markham), Fitzhenry & Whiteside, l984. XI, 147 p., carte, ill. Cet ouvrage est résumé par son auteur dans un article du Dictionnaire biographique du Canada : « Charles Robin », Dictionnaire biographique du Canada, vol. VI, p. 720-722.
Mimeault, Mario. « La continuité de l'emprise des compagnies de pêche françaises et jersiaises sur les pêcheries du XVIIIe siècle - Le cas de la Compagnie Robin », Histoire Sociale/Social History, Vol. XVIII, no 35, mai 1980, p. 59-74.
Ommer, Rosemary E. From Outpost to Outport. A Structural Analysis of the Jersey-Gaspé Cod Fishery. 1767-1886. Montréal & Kingston, McGill-Queen's University Press, 1991. 245 p., cartes.