Thème :
Territoire et ressources
Les bancs de pêche
Mario Mimeault, Ph. D. Histoire. Gaspé, 23 juin 2002
La Gaspésie est, par essence, une région maritime. Tous les éléments qui la composent ont trait à la mer ou découlent du paysage marin. Les activités humaines ne peuvent être pensées autrement qu’en fonction de la mer. Par exemple, si un ouvrier travaille en usine, si un fermier s’en va à ses champs, un habitant de la Gaspésie se rendra sur le banc. Qu’est-ce un banc? Pourquoi s’appelle-t-il ainsi et où se trouve-t-il?
Le Grand Banc
L’usage du mot banc peut prêter à confusion pour le citadin. Si un pêcheur lui parle d’aller sur le banc, il croira peut-être que son vis-à-vis est en punition, un peu comme au hockey, mais il est loin de la réalité. Pour l’habitant de Québec ou Montréal, un banc est probablement et d’abord un siège sur lequel il s’assoie. Pour le Gaspésien, le mot revêt d’autres significations. Son premier usage renvoie aux pêcheurs du grand large, à ceux qui se livrent à la pêche hauturière, en haute mer. Le mot fait directement allusion aux sites de pêche qui se trouvent dans le golfe Saint-Laurent. Nicolas Denys, un marchand et un entrepreneur qui a œuvré sur les côtes de la Nouvelle-France pendant plus de trente ans au XVIIe siècle, est un des premiers dans l’histoire canadienne à définir le terme avec précision. Décrivant dans le détail les modes de pêche, il s’arrête à ces lieux de capture au sujet desquels il écrit : « Je commencerai par la molue verte qui est celle que l’on mange à Paris, & qui se pêche sur le grand Banc de Terre-Neuve. Le Banc qui s’appelle ainsi est une grande montagne qui est dans la mer et sous l’eau distante de vingt-cinq lieues ou environ de l’île de Terre-Neuve.»
En fait, il y a plus qu’une montagne dans ces parages, ce qui donne nécessairement plusieurs bancs. Ce sont le Grand Banc, le Banc Saint-Pierre, le Banc aux Veuves, le Banc au Vert, le Banquereau. Les pêcheurs, habitués de ces lieux, ont circonscrit avec leurs lignes de profondeur la géographie de chacun et savent les localiser avec ou sans l’aide d’une carte géographique. Celui de Terre-Neuve, ou Grand Banc, écrit Denys, mesure plus de 150 lieues (480 kilomètres) d’un bout à l’autre. Son sommet le plus élevé affleure la surface de l’océan à quelques vingt-cinq brasses (ca 42,5 mètres), mais sa surface présente sur toute son étendue un plateau situé à environ cinquante brasses de profondeur. Les pêcheries s’étendent à cet endroit du golfe sur 320 kilomètres de distance et sur une largeur de 108 kilomètres. Si l’on jette la ligne à côté de la montagne, écrit toujours Nicolas Denys, le pêcheur n’atteint pas encore le fond marin avec 1 500 brasses de cordages. « Par là vous pouvez juger de la hauteur de la montagne qui est de roche, tout le haut en est plat, quoi qu’elle aille en baissant…», conclut-il.
L’importance des bancs, pour les pêcheurs, vient de ce que l’eau est plus chaude à leurs sommets qu’en bas, juste assez pour la morue, variant entre 0 et 10 degrés centigrades. À cette température, prolifère aussi un plancton qui sert de base alimentaire aux gadidés, que nos contemporains appellent aussi poissons de fonds. L’espace pour évoluer est grandement suffisant et la nourriture abondante de sorte que la morue prolifère. Les poissons étant encore peu pêchés, comparativement aux quantités prises au XXe siècle par exemple, les spécimens y sont de grande taille. Ils peuvent peser jusqu’à quatre-vingt-dix kilogrammes. L’immensité des lieux permet à des centaines de navires partis tôt au printemps de France, d’Espagne et d’ailleurs en Europe de dériver côte à côte pendant des mois, au gré des vents et des prises, sans relâcher. Au fur et à mesure qu’ils capturent leur poisson, les pêcheurs le transforment en morue verte à partir des ponts de leurs navires. C’est pourquoi les spécialistes disent de cette pêche qu’elle est errante.
Le Banc des Orphelins
D’autres élévations sous-marines émergent presque à proximité des rives de la Gaspésie. Le Banc des Orphelins, déjà appelé ainsi au début des années 1600, est situé au large de l’île Miscou. C’est un plateau qui se trouve seulement à trente brasses de profondeur, environ cinquante et un mètres. Le toponyme parle de lui-même. Son origine vient, de manière tout à fait évidente, des pertes humaines encourues un jour ou l’autre à la suite de tempêtes inopportunes. Denys le dit bien : « Il s’est bien perdu de ces bateaux là autrefois. » La seule chose qui reste à savoir est la date de son apparition et par qui il a été donné. Or, Samuel de Champlain, qui passe par là en 1626, le désigne déjà de cette appellation, comme si c’était la chose la plus commune qui soit. Le nom date certainement du siècle précédent. Aujourd’hui, plusieurs personnes l’appellent le Banc de la baie des Chaleurs. Quant à savoir qui l’a initialement désigné du nom Banc des Orphelins, des chercheurs en renvoient la paternité aux premiers pêcheurs arrivés sur les lieux, les Normands ou les Basques.
Les marins-pêcheurs qui se rendent sur le Banc des Orphelins se livrent à la pêche sédentaire. Cette autre manière de pratiquer le métier veut que les équipages s’établissent à la côte, tout près, et qu’ils y transforment le poisson en une morue séchée et légèrement salée. Les prises peuvent à l’occasion y être aussi grosses que sur le Grand Banc, mais, en général, elles sont plus petites, d’un poids variant entre quatre kilos et demi et neuf kilos. C’est d’ailleurs pour cette raison que les pêcheurs peuvent la faire sécher plus facilement. Comme le Banc des Orphelins n’est qu’à dix-huit ou vingt lieues de la côte gaspésienne, c’est entre Percé et Grande-Rivière que se retrouvent la plupart d’entre eux pour préparer et sécher leur poisson ou pour trouver un refuge en cas de tempête.
Autres bancs de pêche
Les pêcheurs de la Gaspésie ont repéré d’autres élévations sous-marines riches en morue. Le Banc des Américains, situé plus près des côtes de la Gaspésie, presqu’à l’embouchure de la baie de Gaspé, est de ceux-là. Alors que le précédent banc est une montagne sous-marine, ce banc-ci est simplement un prolongement submergé de la plaque continentale, celle qui s’étend depuis le cap Gaspé jusqu’au Cap d’Espoir. Il ne se trouve qu’à six brasses et demi de profondeur. Le nom, encore une fois, parle de lui-même et l’attribution du toponyme est manifestement plus tardive. Il date du temps où les Américains venaient, aux XVIIIe et XIXe siècles, pêcher dans ces parages par centaines de navires. Alors que se rendre sur le Banc des Orphelins demande un bateau de fort tonnage, une simple barque munie d’une voile suffisait jadis pour gagner celui des Américains, à moins de vingt et un kilomètres du cap Gaspé. Aujourd’hui, une heure de bateau à moteur suffit pour s’y rendre. Le Banc de Miscou, de conformité semblable, se situe juste au large de l’île du même nom et de celle de Shippagan. Peu profond, à quinze brasses de la surface, il est à 110 kilomètres de la pointe Saint-Pierre. Un autre banc, celui de Bradelle, à vingt-cinq ou trente brasses de la surface, est situé à pareille distance de la baie de Gaspé, entre les bancs de Miscou et des Orphelins. Il est considérablement plus grand que les deux précédents bancs.
Ces lieux de pêche sont facilement accessibles aux gens de la Gaspésie, surtout ceux qui ont leur port d’attache à l’extrémité est de la péninsule. Les pêcheurs qui demeurent entre Rivière-au-Renard et Sainte-Anne-des-Monts préfèrent une terrasse sous-marine située aux abords nord de la péninsule. Quelques élévations sous-marines en face de Mont-Louis ont justifié la mise en place de plusieurs établissements de pêche successifs à cet endroit entre 1680 et 1758, mais, depuis les années 1850, les pêcheurs de ce secteur se rendent au Banc Parent, à la Pointe-Ouest de l’île d’Anticosti. L’attrait pour ce secteur de pêche dans les années 1870 a d’ailleurs été à l’origine de l’implantation sur l’île de plusieurs Gaspésiens venant d’aussi loin que Grande-Rivière et Paspébiac. Enfin, depuis ces mêmes années jusqu’à tout récemment, le nombre de pêcheurs augmentant, et la pression sur les stocks de morue allant de pair, les pêcheurs de Rivière-au-Renard à Cap-Chat ont gagné les Bancs de Natashquan.
Bibliographie :
Denys, Nicolas. « Description géographique et historique des costes de l'Amerique septentrionale avec l'Histoire naturelle du Pais », Clarence-Joseph d'Entremont, Nicolas Denys et son œuvre. Yarmouth (N.E.), Imprimerie Lescarbot, l982, p. 150-30, 122-202, 127-223s., 374, 384, 405.
Lee, David. « Les Français en Gaspésie, de 1534 à 1760 », Lieux historiques canadiens, Ottawa, Parcs Canada, 1972. (Cahiers d’archéologie et d’histoire, 3), p. 32 ss.