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La vie quotidienne à Saint-Irénée
Thème : Société et institutions

La vie quotidienne à Saint-Irénée entre 1860 et 1930: le témoignage des chercheurs Gauldrée-Boilleau et Léon Gérin

Serge Gauthier. Historien et ethnologue. Président de la Société d’histoire de Charlevoix. La Malbaie, 6 août 2002


Vous vous demandez peut-être à quoi ressemblait la vie quotidienne dans un village de Charlevoix au XIXe et au début du XXe siècle? En fait, il n’existe pas beaucoup de documents historiques permettant de raconter cette époque. Toutefois, le village charlevoisien de Saint-Irénée est un cas à part : il a suscité l’intérêt de deux chercheurs en sciences humaines qui ont laissé des monographies fort intéressantes au sujet des traditions locales. Il s’agit du consul français Charles-Henri-Philippe Gauldrée-Boilleau et du sociologue québécois Léon Gérin. 
 
Le premier chercheur, nommé Gauldrée-Boilleau, est un personnage mystérieux. Diplomate français sous l’Empereur Napoléon III, il est consul de première classe à Québec, puis consul général pour les colonies anglaises de l’Amérique du nord. En 1861, intéressé par les théories en économie sociale du professeur français Frédéric Le Play, Gauldrée-Boilleau se rend à Saint-Irénée afin de rédiger une monographie sur ce village. Gauldrée-Boilleau est aidé dans son travail par le curé de la paroisse l’abbé Jules Mailly, un français d’origine qui le conduit chez un paysan de Saint-Irénée du nom d’Isidore Gauthier. Dès lors, Gauldrée-Boilleau procède à une véritable étude des activités et des productions de la ferme d’Isidore Gauthier. Gauldrée-Boilleau effectue des observations sur les pratiques agricoles, les types de culture, sur l’artisanat et aussi sur les habitudes de la famille et sur ses pratiques sociales et religieuses. 
 
Soucieux d’illustrer les théories de Frédéric Le Play, Gauldrée-Boilleau conclut son étude en affirmant qu’Isidore Gauthier est un modèle de paysan-souche et que sa famille est ainsi solidement implantée à Saint-Irénée. Le texte de Gauldrée-Boilleau rédigé au sujet de Saint-Irénée paraît en 1875 dans la revue française Ouvriers des deux mondes, à un moment où l’ancien consul connaît des heures difficiles. Il est accusé de malversations financières et il séjourne en prison. Il meurt dans la déchéance et même la date de son décès demeure à ce jour incertaine. Sa recherche au sujet de Saint-Irénée semble alors totalement tombée dans l’oubli.
 
Cependant, à l’automne 1920, le sociologue québécois Léon Gérin revient sur les traces de Gauldrée-Boilleau à Saint-Irénée. Léon Gérin cherche des descendants d’Isidore Gauthier mais sa quête n’est pas facile comme le démontre ce dialogue avec un habitant de Saint-Irénée :
 
« Un Saint-Irénéen: Vous cherchez un hôtel? Moi (Léon Gérin) : Je cherche plutôt un certain Monsieur Gauthier.
Lui: - Mon nom est Gauthier, pour vous servir. Moi : -C’est Isidore Gauthier que je cherche.
Lui: Isidore? Il y a belle lurette qu’il n’est plus de ce monde. Moi : Isidore père, je vous crois volontiers; s’il vivait il serait presque centenaire. Mais il avait un fils du même nom qui aurait à peine soixante-dix ans.
Lui : Toute cette famille de Gauthier a quitté la paroisse depuis longtemps...Vous ne savez donc pas? La terre a été vendue, la maison débâtie, les matériaux transportées au loin... Il ne reste que la fondation de ce qui était la maison. »
 
Léon Gérin voit ainsi s’envoler la théorie de la famille-souche de Frédéric Le Play développée par Gauldrée-Boilleau. En fait, Gérin apprend plus tard que la famille d’Isidore Gauthier a émigré vers le Saguenay—Lac-Saint-Jean à la recherche d’un sort meilleur. Cette supposée famille-souche démontre donc avec le temps une volonté d’aller vers de nouveaux territoires et son établissement à Saint-Irénée n’a donc été que temporaire.
 
Malgré tout, Léon Gérin revient à Saint-Irénée à l’automne 1929. Il rédige un texte sur les habitants de Saint-Irénée qu’il qualifie désormais de paysan colonisateur du Bas-Saint-Laurent. Gérin publie sa recherche dans son ouvrage intitulé Le type économique et social des Canadiens. Le sociologue québécois reprend les mêmes thèmes que Gauldrée-Boilleau : agriculture, artisanat, pratiques locales. Il s’intéresse toutefois un peu plus à l’activité de cabotage dans le village et à la construction d’une goélette. Selon Léon Gérin, cette initiative économique n’a que peu d’avenir à Saint-Irénée. Le texte de Gérin apporte donc des nuances importantes à celui de Gauldrée-Boilleau, mais sur le fond la vie villageoise a peu changé à Saint-Irénée. Léon Gérin a connu une longue carrière et il fut à la fois chercheur universitaire et agriculteur notamment dans la localité de Coaticook. Il est mort en 1951. Il est considéré comme le pionnier de la sociologie au Québec et un prix national du gouvernement québécois porte son nom afin de rendre hommage aux chercheurs en sciences humaines.
 
Les recherches au sujet de Saint-Irénée de Gauldrée-Boilleau et de Léon Gérin sont aujourd’hui dépassées. Elles constituent toutefois une documentation utile sur la vie populaire d’autrefois à Saint-Irénée. Gauldrée-Boilleau et Léon Gérin sont un peu des ethnologues à la découverte d’un milieu social différent de celui dont ils proviennent. Ils sont aussi en quelque sorte touristes et même villégiateurs à leur façon et cela juste avant que l’activité touristique ne s’impose davantage dans le Charlevoix du XXe siècle. Précurseurs de la recherche sociologique au Québec, les théories émises par Gauldrée-Boilleau et Léon Gérin ne sont plus au goût du jour, mais leurs textes restent d’un grand intérêt et très évocateur d’une réalité paysanne aujourd’hui plutôt méconnue. Pour cela, il convient parfois de les relire ne serait-ce que pour rêver à une époque révolue si bien décrite, entre autres, dans ce court extrait de Léon Gérin :
 
« Il nous a été donné de prendre à la table de madame Ambroise Gauthier une excellente soupe à la gourgane, suivie d’une omelette fumante, avec pain et beurre, thé, confiture et gâteaux; le tout dans de la vaisselle luisante de propreté et sur une nappe de toile de lin de fabrication domestique. Quel touriste songerait à se plaindre de pareil menu campagnard. »
 
En effet, qui se plaindrait d’un sociologue à l’esprit aussi poétique et si proche de ses informateurs! Les écrits de Gauldrée-Boilleau et de Léon Gérin restent encore une lecture savoureuse à découvrir!
 

Bibliographie :

Gauthier, Serge. « Léon Gérin à Saint-Irénée : un sociologue au pays de Charlevoix », Charlevoix, 3, décembre 1986, p. 4-8.
Le texte de Gauldrée-Boilleau se retrouve dans Savard, Pierre, Paysans et ouvriers québécois d’autrefois, Québec, Presses de l’Université Laval, 1968. Pour celui de Léon Gérin, voir Gérin, Léon, Le type économique et social des canadiens, Montréal, Fides, 1948.
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