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« Le ciel est bleu, l’enfer est rouge »
Thème : Société et institutions

« Le ciel est bleu, l’enfer est rouge ». Le procès de l’influence indue de 1876

Serge Gauthier. Historien et ethnologue. Président de la Société d’histoire de Charlevoix, 22 mars 2002

 

Les campagnes électorales constituent un temps fort de la vie démocratique. Hier comme aujourd’hui, des enjeux importants s’y discutent. L’élection fédérale du 20 janvier 1876 reste mémorable dans l’histoire de la circonscription électorale de Charlevoix. Le libéral Pierre-Alexis Tremblay est opposé au conservateur Hector Langevin. Au terme du scrutin, c’est le conservateur Hector Langevin qui est déclaré élu par une majorité de 211 voix sur son adversaire libéral. L’affaire n’en reste pas là. Le candidat libéral Pierre-Alexis Tremblay intente un procès fameux dans les annales judiciaires, en prétendant que l’intervention du clergé de la région en faveur du candidat conservateur, a fait penché la population en faveur du conservateur. En conséquence, Pierre-Alexis Tremblay demande que l’élection soit annulée pour cause d’influence indue de la part de l’Église catholique.
 
Il faut comprendre le contexte politique du 19e siècle. À cette époque, l’Église catholique appuie plutôt le Parti conservateur associé à la couleur bleu. D’autre part, les libéraux sont plus radicaux et modernistes sur le plan des idées et sont qualifiés de « rouges ». Il y a des affrontements parfois violents entre ces deux points de vue. « Le ciel est bleu et l’enfer est rouge » est un slogan symbolisant les options politiques de l’Église catholique du temps. Dans Charlevoix, le contexte est encore plus exacerbé avec la nomination d’Hector Langevin à titre de candidat conservateur. Ce dernier ne cache pas sa foi catholique et son frère est alors Grand-vicaire de l’Église. Les curés de Charlevoix sont donc nombreux à accorder leur préférence au candidat Langevin. Cela a-t-il pu influencer de manière déterminante l’issue du vote ? C’est ce que doit déterminer le procès de l’influence indue sous la présidence du juge Adolphe-Basile Routhier qui s’ouvre au Palais de justice de La Malbaie au début de juillet 1876. 
 
Le juge Routhier entend de nombreux témoignages en provenance de résidents de plusieurs paroisses de Charlevoix. Certains d’entre eux sont fort pittoresques et relatent avec précision le contexte social et politique du temps. Un instituteur, Zéphirin Bergeron de Saint-Hilarion rapporte que le curé de cette paroisse associe les libéraux au révolutionnaire Garibaldi « qui n’a pas bonne réputation dans la paroisse » selon le témoin. En fait, le curé Langlais de Saint-Hilarion demande à l’assemblée du haut de la chaire après avoir placé une bannière bleue représentant le Pape d’un côté et une bannière rouge associée à Garibaldi de l’autre : « De quel côté voudriez-vous être quand vous mourrez? » Il ajoute par la suite un avertissement sans équivoque : « Malheur à celui par qui le scandale arrive! ». Les paroissiens de Saint-Hilarion sont à cette époque pour la plupart des cultivateurs analphabètes. Ils ne comprennent pas bien les allusions politiques de leur curé. Ils n’en sont pas moins fort impressionnés. Cela a-t-il pu influencer leurs votes le jour du scrutin ? C’est ce que prétend l’avocat de Pierre-Alexis Tremblay, maître François Langelier, lui-même ancien député libéral, en s’appuyant sur le témoignages de plusieurs autres électeurs de Charlevoix. L’avocat d’Hector Langevin, Maître Cyrias Pelletier, tente plutôt d’établir que le juge n’a pas autorité pour s’ingérer dans les sermons d’un prêtre à ses paroissiens et que l’Église a primauté sur l’État. Aucun curé de Charlevoix n’est appelé à la barre des témoins.
 
Dans ce contexte, d’une façon ou de l’autre, la décision que rend le juge Routhier à l’issue du procès qui prend fin le 15 octobre 1876, ne peut être que politique. Le juge Routhier est un conservateur ultramontain et ce fait transparaît dans son jugement. Il a même rédigé en 1871 un « Programme politique » affirmant la primauté de l’Église catholique sur l’État. Son jugement dans le cadre du procès de 1876 va clairement dans le même sens. En voici un extrait : « Le clergé canadien a été le grand élément social et civilisateur du peuple canadien et l’histoire est là pour démontrer qu’il a été digne de sa haute mission...Pour ma part, après une étude attentive et consciencieuse, je me refuse à voir dans notre loi électorale des entraves à la liberté de la prédication chrétienne. » Le juge Routhier donne raison à Hector Langevin et il déboute de ce fait les prétentions du libéral Tremblay.
 
La politique étant ce qu’elle est, le débat ne prend pas fin avec ce procès. Cent jours plus tard, le juge Jean-Thomas Taschereau casse la décision du juge Routhier et annule l’élection d’Hector Langevin. Son jugement prend tout une autre approche que celui du juge Routhier et le juge Taschereau s’exprime ainsi : « Tous ces sermons, accompagnés de menaces et de déclarations qu’il était de matière de conscience d’obéir au clergé, étaient de nature à induire un grand nombre d’électeurs...à croire qu’il commettaient un péché grave ...s’ils n’agissaient pas conformément à ces instructions... De tels sermons n’influenceraient pas des électeurs bien instruits, mais ils ont influencé un grand nombre d’électeurs sans éducation. »
 
Toutefois, l’élection partielle qui s’ensuit ne profite pas au libéral Tremblay. À nouveau, le conservateur Langevin est élu par une majorité de 60 voix cette fois. Par la suite, l’influence de l’Église catholique lors de campagnes électorales continue de défrayer les manchettes. Jusqu’au milieu du 20e siècle, les historiens rapportent encore l’appui accordé au régime de Maurice Duplessis et de l’Union nationale par le clergé catholique. « Le ciel est bleu, l’enfer est rouge », un slogan qui dure longtemps avant de s’estomper avec la baisse significative d’influence de l’Église après la Révolution tranquille de 1960 au Québec.


Bibliographie :

Dufour, Jacques. « L’influence indue en procès », Revue d’histoire de Charlevoix, 38, novembre 2001, p. 14-15.
Gauthier, Serge. « Saint-Hilarion au temps d’Olivar Asselin (1874-1880) », Revue Charlevoix, hors série numéro 2, mai 1995, p. 2-5.
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