Thème :
Société et institutions
L’âge d’or du régime seigneurial et son abolition
Jean-Charles Fortin, INRS-Urbanisation, Culture et Société. 25 septembre 2003
À la fin des années 1700, le système seigneurial est encore une institution bien vivante, mais son aire d’application demeure fermée à ses frontières d’avant la Conquête. Au Bas-Saint-Laurent, les soixante dernières années du régime, celles qui précèdent son abolition, représentent le moment le plus fécond de cette institution. Les nouveaux seigneurs, en majorité des Écossais de confession protestante, agissent comme des entrepreneurs efficaces. Ils encouragent la venue de nouveaux colons, accordent facilement des terres et aident leurs censitaires dans la difficile période de l’installation. Au milieu du XIXe siècle, le gouvernement du Canada Uni décide toutefois d’abolir un système dont le caractère féodal apparaît anachronique à l’heure du chemin de fer, du télégraphe et de la grande industrie.
Après la Conquête et l’installation du gouvernement colonial britannique, dans les années 1760, de nombreuses propriétés seigneuriales changent de main. Cette évolution du domaine foncier bas-laurentien est au diapason de celle du reste de la colonie, alors que l’on assiste à la montée d’une bourgeoisie composée de fonctionnaires, professionnels et marchands anglophones et francophones. Joseph Drapeau est parmi ces derniers. Ce marchand de la ville de Québec entreprend en 1789 de se constituer un vaste domaine foncier. De 1790 à 1792, il achète les seigneuries Lessard, Nicolas-Riou, Rimouski, Saint-Barnabé, Lepage-Thibierge et le fief Pachot, à l’embouchure de la rivière Mitis. À son décès en 1810, sa veuve et ses filles héritent de ses domaines. Les paroisses de Sainte-Luce, Sainte-Flavie et Sainte-Angèle conservent encore le nom de ces dernières.
De part et d’autre du domaine Drapeau, qui s’allonge sur une centaine de kilomètres le long de l’estuaire, ce sont des seigneurs anglophones qui s’accaparent le patrimoine seigneurial. Dans la région de Rivière-du-Loup et du Témiscouata, les grandes superficies constituées des seigneuries Verbois, Rivière-du-Loup, le Parc, d’une partie de Villeray et de l’immense seigneurie de Madawaska passent successivement aux mains de James Murray, d’Henry Caldwell et d’Alexander Fraser. Henry Cull, Azariah Pritchard et William Archibald Campbell se succèdent comme propriétaires de la seigneurie du Bic enclavée dans les domaines Drapeau. À l’est de ceux-ci, John McNider installe des compatriotes écossais à Métis. À Matane, enfin, les premiers établissements se raffermissent, malgré que la propriété passe de Simon Fraser à Donald McKinnon, puis à John McGibbons, eux aussi d’origine écossaise.
Les seigneurs jouent un rôle important des années 1790 à 1830 grâce à une politique active de recrutement et d’accès facile à la propriété foncière. De plus, ils s’intéressent à l’exploitation forestière, à la pêche commerciale et à la construction navale, à celle des scieries et des meuneries. Le peuplement accéléré de leurs fiefs amène aussi le développement du réseau routier et nécessite un encadrement religieux et civil plus serré. Le rôle de ces seigneurs, en majorité anglophones et protestants, est encore plus remarquable si l’on considère qu’ils auront contribué à développer une des régions les plus catholiques et francophones du Québec. De 1790, date du premier recensement fiable jusqu’à celui de 1852, le dernier qui précède l’abolition du régime seigneurial, la population régionale passe de 1 248 à 26 375, une croissance dont on peut sans conteste accorder une partie à la bonne gestion des derniers seigneurs ou à leurs gérants.
Même si l’existence de ce système féodal suscite encore peu de résistance dans la région, les pressions montent dans le reste du Bas-Canada pour qu’on l’abolisse, car il est vu par plusieurs comme le principal obstacle au développement agricole et industriel. Les modifications apportées au régime par le gouvernement NcNab-Morin sont telles, en 1854, que la tenure seigneuriale se rapproche de celle des cantons. Le régime seigneurial n’aura donc fonctionné au Bas-Saint-Laurent, de façon imparfaite, que durant quelques décennies, contre près de deux siècles dans la région de Québec. Il en reste néanmoins des vestiges, comme les grands blocs de forêts privés qui vont demeurer une caractéristique de l’exploitation forestière régionale au XXe siècle et qui ont été constitués à même les seigneuries des lacs Mitis, Matapédia, Témiscouata et de celle de Nicolas-Riou.
Bibliograph
ie :
Fortin, Jean-Charles, Antonio Lechasseur et al. Histoire du Bas-Saint-Laurent. Québec, IQRC, 1993. 864 p.