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En marge de l’aire seigneuriale…
Thème : Société et institutions

En marge de l’aire seigneuriale…

Jean-Charles Fortin, INRS-Urbanisation, Culture et Société. 25 septembre 2003


Les premiers établissements d’une population sédentaire au Bas-Saint-Laurent se font dans le cadre seigneurial. Le fonctionnement du système consiste à confier à des entrepreneurs (les seigneurs) une portion de terre pour y établir des habitants (les censitaires). Chaque partie est soumise à des droits et devoirs réciproques dont l’État se réserve la surveillance. Plus de 220 seigneuries sont concédées, sous le Régime français, le long du Saint-Laurent et de ses principaux affluents, dont 19 dans la région. Le système va perdurer même après la Conquête, en parallèle avec le modèle britannique du « franc et commun soccage », qui permet le plein usage de son lot. En 1854, plus de deux siècles après l’attribution des premières seigneuries, le système est officiellement aboli et les droits des seigneurs rachetés par l’État.
 
La période de concession de seigneuries au Bas-Saint-Laurent dure un siècle, de 1653 à 1751. Toutefois, les deux premières concessions, dans la région de L’Isle-Verte, tombent vite dans l’oubli. C’est Jean Talon, le premier intendant de la Nouvelle-France, qui procède aux premières interventions durables en accordant le fief de l’île aux Lièvres et la permission de « faire travailler » à Matane. En fait, ces deux concessions, qui n’impliquent pas l’établissement de colons, confirment la volonté des autorités coloniales de tenir serré le peuplement des rives du Saint-Laurent vers l’amont, en haut de Kamouraska. Après le départ de Talon, chaque administration accorde des fiefs dans la région sans vision d’ensemble. De 1672 à 1696, 17 des 19 seigneuries bas-laurentiennes voient le jour. On abandonne bientôt le schéma logique de prolongement graduel de l’aire seigneuriale en sautant par-dessus des espaces non concédés, pourtant dotés de belles terres agricoles. Les concessions autour des lacs Témiscouata, Matapédia et Mitis entrent, eux, carrément en contradiction avec le développement agricole de la colonie.
 
Il n’y a pas que l’existence de ces concessions lacustres qui ne respecte pas le modèle appliqué vers le centre de la colonie. L’intendant Talon avait voulu uniformiser la dimension des fiefs à une lieue (4,9 kilomètres) de front sur une lieue de profondeur. Dans la région, 13 des 17 seigneuries du XVIIe siècle dépassent cette limite : sept accusent un front de deux lieues, trois présentent une façade de trois lieues. Cette rupture avec la politique suivie plus à l’ouest, au cœur de la vallée du Saint-Laurent, s’explique par le fait que les concessions bas-laurentiennes sont moins liées à l’exploitation du sol qu’aux richesses que rapportent la chasse, la pêche et la traite des fourrures.
 
Une autre particularité de l’attribution des fiefs dans la région tient à l’origine sociale de leur récipiendaire. Si, vers le centre de la colonie, on tend à favoriser l’établissement des colons, il n’en va pas de même dans la région. Les membres de l’élite coloniale qui héritent de concessions n’envisagent pas d’y habiter. Les autorités coloniales semblent désespérer du potentiel agricole du bas-estuaire et misent sur d’autres ressources pouvant attirer d’éventuels entrepreneurs. Les seigneurs qui, pour la plupart, ne mettent jamais les pieds sur leur domaine et en ignorent souvent la situation exacte, le considèrent très tôt comme un objet de spéculation. Il ne faut donc pas s’étonner de l’échec du système seigneurial comme moteur du développement agricole de la région.
 
Ce peu d’attachement des concessionnaires à leurs fiefs amène une forte mobilité de la propriété seigneuriale au Bas-Saint-Laurent. Les seigneurs absents ne cherchent qu’une occasion pour tirer profit de la vente ou de l’échange de ce bien immobilier. Dans le cas des seigneuries de L’Isle-Verte, Rimouski et Trois-Pistoles, les premiers seigneurs échangent leur fief contre une terre de l’île d’Orléans. Cette indifférence des premiers seigneurs facilite la concentration de la propriété quand un des leurs manifeste son intérêt pour la région. Charles Aubert de la Chesnaye reçoit les seigneuries de Rivière-du-Loup et Madawaska et rachète celles du Parc et de Verbois. Vers l’est, la faible valeur des propriétés permettra au XVIIIe siècle à la famille de René Lepage de posséder, en tout ou en partie, cinq seigneuries dans la région de Rimouski.
 
Cette vision particulière du potentiel de développement d’une seigneurie dans la région explique le peu de succès du système seigneurial. De façon générale, les propriétés qui ne passent pas aux mains des habitants tendent à tomber dans l’indifférence des seigneurs et de leurs héritiers. En fait, la région, trop loin du centre de la colonie, même après la Conquête, n’a guère été attirante pour les jeunes familles aussi longtemps que de bonnes terres de la Côte-du-Sud, reliée par le chemin royal à Québec, furent disponibles. C’est le surpeuplement des seigneuries de cette région qui allait mener à l’occupation du Bas-Saint-Laurent au tournant des années 1800.


Bibliographie :

Fortin, Jean-Charles, Antonio Lechasseur et al. Histoire du Bas-Saint-Laurent. Québec, IQRC, 1993. 864 p.
 
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