Thème :
Société et institutions
L’occupation de la vallée de la Matapédia
Jean-Charles Fortin, INRS-Urbanisation, Culture et Société. 25 septembre 2003
L’occupation de la vallée de la Matapédia affiche le caractère d’une véritable invasion, des années 1890 à 1920. À la fin du XIXe siècle, la Matapédia constitue sans doute la région du Québec qui présente le meilleur potentiel agricole et forestier encore inexploité. Les industriels du sciage mettent la forêt en coupe réglée et les colons éventuels affluent en masse dans le nouvel eldorado depuis les vieilles paroisses du long de l’estuaire. En moins de deux générations, la majeure partie de la forêt vierge est ravagée et les meilleurs sols sont mis en culture. Dans les années 1950 arrive l’heure du ressac et des milliers de Matapédiens doivent quitter leur chère vallée colonisée par leurs grands-parents, à peine quelques décennies plus tôt.
Pour les autorités coloniales françaises, puis britanniques, la vallée de la Matapédia présente un moindre intérêt que celle du Témiscouata pour les liaisons terrestres entre la vallée du Saint-Laurent et les Maritimes. Le chemin Kempt, une première route postale construite entre Métis et la baie des Chaleurs en 1830-1832, n’est en fait qu’une étroite piste de 160 kilomètres difficilement accessible aux chevaux de bât. C’est la Guerre de sécession, en 1861, qui incite le gouvernement à construire une nouvelle route, le « chemin de Matapédiac », une voie de communication de première classe qui va permettre la construction du chemin de fer Intercolonial quelques années plus tard. Malgré ces voies de pénétration de grande qualité, le peuplement de la vallée n’est pas immédiat. La crise économique des années 1874 à 1895 n’est guère favorable à la colonisation pour le bois.
En 1855, la vallée n’est encore occupée que par cinq familles. Dans les grosses années de la construction de l’Intercolonial, les chantiers abritent jusqu’à 4 000 travailleurs qui partiront, pour la plupart, après la fin des travaux en 1876. Jusqu’à 1890, des nœuds de peuplement apparaissent le long de la voie ferrée, à Val-Brillant, Amqui, Lac-au-Saumon et Causapscal. Déjà en 1889, les paroisses de Saint-Benoît-Joseph-Labre (Amqui) et Saint-Pierre-du-Lac (Val-Brillant) sont érigées. La compagnie King Brothers s’installe et s’accapare une partie des concessions forestières. Au recensement de 1891, on ne compte encore que 3 473 habitants depuis Saint-Moïse jusqu’à Routhierville.
Dans les années qui précèdent et qui suivent l’arrivée du XXe siècle, des centaines de familles viennent prendre un lot de colonisation ou s’établissent dans les villages de journaliers qui se développent au centre de la vallée. Pour ces « travailleurs à gages » de compagnies forestière qui partagent leur temps entre l’usine et le chantier, la vie agricole se réduit à un potager et, souvent, à un appentis adossé au hangar où l’on garde un cheval, une vache et quelques poules. Les colons aussi doivent partager leur temps entre le travail des champs et celui de la forêt, entre le boisé de ferme et le chantier des compagnies forestières. Un grand nombre d’entre eux ne réussiront jamais à s’affranchir des revenus tirés du travail du bois. Au total, le bilan migratoire des années 1890-1920 montre que plus de 5 000 personnes sont venues s’installer dans la Matapédia en l’espace d’une génération. Grâce à cet apport, couplé à un puissant accroissement naturel, la population, dépasse les 20 000 habitants au recensement de 1921.
La crise économique du début des années 1920 frappe la Matapédia avec une force qui ne sera surpassée que par la Grande Dépression une décennie plus tard. Le rythme du peuplement s’infléchit et la Matapédia devient dès le début des années 1920 un pays d’émigration. Même si la population continue de croître jusqu’en 1956, alors qu’elle atteint le chiffre de 36 000, la région ne retient plus qu’une partie de ses excédents naturels. C’est la partie rurale qui est d’abord touchée par la décroissance des effectifs, car les villes ou villages de Saint-Noël, Sayabec, Val-Brillant, Amqui, Lac-au-Saumon et Causapscal continuent de croître.
À compter des années 1950, la Matapédia devient un pays d’exode, à mesure que l’agriculture commerciale réduit son territoire aux meilleurs terroirs du centre de la vallée et que les grandes scieries disparaissent l’une après l’autre. Une fraction croissante du bois est acheminée à l’état brut vers les papeteries du Nouveau-Brunswick et des centaines de travailleurs forestiers vont chercher de l’emploi sur la Côte-Nord. De 1951 à 1986, le bilan migratoire montre un déficit de 27 500 individus et la faible croissance naturelle ne suffit plus pour combler tous ces départs. Au début du XXIe siècle, on ne compte plus qu’une vingtaine de milliers de Matapédiens et l’exode se poursuit, quoique à un rythme moindre.
Bibliographie :
Fortin, Jean-Charles, Antonio Lechasseur et al. Histoire du Bas-Saint-Laurent. Québec, IQRC, 1993. 864 p.