Thème :
Société et institutions
« Partir aux États »
Jean-Charles Fortin, INRS-Urbanisation, Culture et Société. 25 septembre 2003
Pendant un siècle, de 1830 à 1930, on estime à environ un million le nombre de Québécois de langue française qui partent travailler aux États-Unis. Les émigrants sont surtout attirés par l’emploi dans les manufactures du nord-est américain. Ils y fondent des dizaines de « Petits Canadas » dotés d’institutions souvent encadrées par des membres du clergé catholique québécois forcés de suivre leurs ouailles en exil. C’est la Montérégie qui est d’abord frappée par le mouvement d’exode qui gagne bientôt toutes les vieilles paroisses de la vallée du Saint-Laurent. À compter de 1870, le phénomène rattrape le Bas-Saint-Laurent et dans les années 1880, elle devient une des régions les plus touchées par la « grande saignée ».
La fin de la construction du chemin de fer Intercolonial en 1876 et la mise au chômage des milliers de travailleurs engagés depuis 1869 à son achèvement constituent des événements majeurs. À mesure que l’économie canadienne s’enfonce dans une interminable crise qui ne connaîtra que de brefs répits avant la fin du siècle, les jeunes familles de la région doivent faire face à une pénible alternative. Elles doivent choisir entre l’établissement sur un lot de colonisation, sur les terres moins fertiles du plateau appalachien, ou partir chercher de l’emploi à l’extérieur de la région. Une forte majorité d’entre elles vont opter pour la dernière solution. L’émigration familiale se généralise car c’est la possibilité de faire travailler les enfants dans les manufactures qui peut garantir le succès de l’aventure dans la ville d’accueil.
En majorité, les Bas-Laurentiens qui décident de quitter la région gagnent les États-Unis de la Nouvelle-Angleterre au détriment de l’Ouest canadien ou des grandes villes canadiennes, comme Montréal. Déjà dans les décennies 1840 et 1850, de nombreux Bas-Laurentiens ont pris l’habitude d’aller travailler au Maine pour les récoltes et dans les chantiers forestiers. Dans les années 1860 et 1870, c’est l’émigration familiale qui se généralise et l’on gagne des destinations plus au sud, vers les États du Massachussetts, du Rhode Island et du Connecticut. Attirées surtout par les manufactures de coton qui permettent aux enfants des deux sexes de plus de dix ans de monnayer leur force de travail, les familles bas-laurentiennes choisissent notamment les villes de Salem, Lowell et Fall River.
Il est possible de mesurer l’ampleur de l’exode définitif des Bas-Laurentiens, d’une décennie à l’autre, grâce aux recensements canadiens auxquels on ajoute l’accroissement naturel dégagé du solde des naissances et des décès survenus dans les régions au cours de ces périodes de dix ans. En 1871, il manque déjà près de 3 000 personnes et 6 600 en 1881. Le recensement de 1891 montre à quel point le mouvement d’exode s’est accéléré au cours des années 1880, alors que la perte atteint 17 000 individus. La colonisation rapide des vallées de la Matapédia et du Témiscouata permet par la suite de ralentir la saignée; il manque toutefois près de 6 000 Bas-Laurentiens au bilan du recensement de 1901.
Ce sont les vieilles paroisses de la zone littorale du Bas-Saint-Laurent qui sont les plus frappées par cette véritable crise structurelle. En fait, comme les agglomérations de Rivière-du-Loup, Rimouski et Matane continuent de croître dans les dernières décennies du XIXe siècle, les paroisses rurales connaissent presque toutes un déclin démographique. Mais les paroisses plus jeunes du plateau sont aussi affectées par la vague de départs, surtout dans les cantons à l’intérieur du comté de Rivière-du-Loup. Ainsi la personne chargée des recensements à Saint-Jean-de-Dieu en 1891 énumère 18 familles, sans doute absentes, dont le père et parfois plusieurs enfants sont identifiés comme employés de « factrie de coton ». Ces familles sont sans doute parties sans espoir de retour. En 1892, M[gr] André-Albert Blais, le deuxième évêque du diocèse, doit même procéder à la fermeture d’une paroisse voisine, celle de Saint-François-Xavier-de-Viger, désertée par ses habitants.
Avec la nouvelle économie qui se met en place au tournant du XXe siècle, basée sur l’exploitation forestière et les grandes usines de sciage, l’exode vers le sud se réduit graduellement. Toutefois, après la Première Guerre mondiale, plusieurs milliers de Bas-Laurentiens quittent la région, vers les États-Unis, mais aussi de façon croissante pour Montréal. Avec la fermeture de la frontière américaine au cours de la Grande Dépression, l’émigration vers « les États » se réduit à un mince filet. Les nombreuses communautés de Franco-Américains ne devront désormais leur survie qu’à leur propre dynamisme.
Bibliographie :
Fortin, Jean-Charles, Antonio Lechasseur et al. Histoire du Bas-Saint-Laurent. Québec, IQRC, 1993. 864 p.
Filion, Mario, Jean-Charles Fortin et al. Histoire du Richelieu—Yamaska—Rive-Sud. Québec, PUL/UQRC, 2001. 560 p.