Thème :
Économie
L’été à la ferme ou au village, l’hiver au chantier
Jean-Charles Fortin, INRS-Urbanisation, Culture et Société. 21 mars 2003
Pendant près de deux siècles, le métier de bûcheron, ou de forestier, a profondément marqué l’imaginaire québécois. Le chantier hivernal et la drave printanière ont servi de prétexte à une profusion de récits, de contes et de légendes qui mettent en scène des personnages doués d’une force peu commune ou d’une habileté extraordinaire. Chaque région forestière connaît ses Jos Montferrant élevés à la dimension du mythe par la tradition orale. Dans la seconde moitié du XXe siècle, toutefois, la généralisation de la coupe estivale, la mécanisation des opérations et l’utilisation de la scie à chaîne relèguent les récits de chantier à une époque qui semble tellement lointaine à nos contemporains, à une sorte de Moyen Âge préindustriel, dont nos grands-parents ont pourtant été acteurs ou témoins.
Le camp de bûcherons représente plus qu’une construction rudimentaire ou temporaire au Québec, il constitue une véritable institution qui trahit un mode de vie. Durant la première moitié du XXe siècle, ces camps abritent, à l’hiver, de 40 000 à 50 000 hommes et de 5 000 à 6 000 femmes et enfants. En général, le camp de bois rond doit servir de deux à quatre années, car on en construit de nouveaux à mesure que l’abattage sur les parterres de coupe progresse. Sur le réseau d’exploitation de la rivière Rimouski, le camp moyen doit loger 25 hommes : l’entrepreneur, un cuisinier et son assistant, 12 bûcherons, 6 charretiers et 4 préposés aux chemins. Le travail annuel d’exploitation se divise en quatre étapes au cours desquelles on prépare les camps et les chemins de halage, coupe les billes, les transporte jusqu’à la rivière, puis les achemine par flottage jusqu’à l’usine de sciage.
Au Bas-Saint-Laurent, une large part de l’effectif en forêt est d’une origine différente de celle des autres régions forestières du Québec. Contrairement aux régions productrices de pâte et de papier, la spécialisation bas-laurentienne dans le sciage force la mise à pied annuellement de milliers d’ouvriers durant la saison froide. Ces journaliers de scieries deviennent bûcherons, charretiers ou draveurs dans les concessions forestières de leur employeur. La multiplication du nombre de ces journaliers de scieries constitue sans doute le principal fait de société dans les premières décennies du siècle, au Bas-Saint-Laurent. Ces employés à gages qui habitent petites villes, villages et hameaux ne peuvent pas tous compléter le cycle annuel en forêt et en usine et les longs mois de chômage font partie de la réalité familiale.
Au cours des premières décennies du XXe siècle, on estime que les trois quarts de la coupe dans les forêts du Québec est l’œuvre des agriculteurs, des colons et de leurs fils. Le travail en forêt constitue souvent, dans les fermes débutantes des hautes terres la principale source de numéraire. En montant au chantier avec leurs chevaux de ferme, les agriculteurs peuvent augmenter leurs revenus de façon substantielle. En 1931, la main-d'œuvre masculine sur les fermes du Bas-Saint-Laurent totalise 17 000 individus de 10 ans et plus. Comme les chantiers de la région ne peuvent accueillir cette main-d’œuvre pléthorique, un nombre variable et croissant d’entre eux traverse le fleuve. À la fin des années 1920, la moitié des 5 000 ouvriers forestiers de la Côte-Nord viendrait de la rive sud, surtout depuis le port de Matane. Et déjà, les forêts du Maine attirent les bûcherons témiscouatains.
Parmi tous les métiers frappés par la dégradation des conditions de travail et la chute des salaires au début des années 1930, celui de bûcheron occupe une place à part. Dans de nombreux chantiers, on ne trouve à s’employer que pour le gîte et le couvert. Ainsi, chez le plus important employeur de la région, la compagnie Price, 70 % des travailleurs à l’emploi sur la rivière Mitis, à l’hiver 1934, gagnent 0,77 $, ou moins, par jour. Des débrayages spontanés surviennent dans les camps du Témiscouata. La presse régionale dénonce le fait que certains arrivent à peine à couvrir leurs frais de pension au chantier, ce qui force leur famille à recourir à la charité publique pour survivre. Parmi tous les employeurs de la région, la compagnie Madawaska, dirigée par Édouard Lacroix, fait figure d’exception. Elle garantit 1 $ par jour net et assure les frais de transport depuis sa base de Causapscal.
Quand le gouvernement provincial met sur pied une commission d’enquête sur les conditions de travail et sur les salaires des ouvriers forestiers, c’est ce 1 $ quotidien net qui sert de base à sa législation. À mesure que les effets de la Crise s’atténuent, ce revenu minimal pourra être haussé, pour atteindre 45 $ par mois en 1937-1938. Toutefois, les forestiers bas-laurentiens ont déjà trouvé à cette date un moyen plus sûr d’augmenter leurs gains annuels en offrant leurs services sur la rive nord de l’estuaire. La pénurie de main-d’œuvre forestière, durant la guerre, puis le boom de l’après-guerre et la syndicalisation leur assurent désormais des revenus plus décents.
Bibliographie :
Fortin, Jean-Charles, Antonio Lechasseur et al. Histoire du Bas-Saint-Laurent. Québec, IQRC, 1993. 864 p.
Proulx, Louise. Un réseau d’exploitation forestière vu de l’intérieur : la compagnie Price sur la Rimouski. Rimouski, mémoire de maîtrise (développement régional), Université du Québec à Rimouski, 1982. vii-122 p.