Thème :
Économie
Le partage du patrimoine forestier
Jean-Charles Fortin, INRS-Urbanisation, Culture et Société. 25 septembre 2003
L’industrie forestière du Québec naît véritablement dans les années 1800 à 1815, quand la Grande-Bretagne, privée de ses approvisionnements de bois scandinaves par le blocus napoléonien, doit se tourner vers ses colonies d’Amérique du Nord. La paix de 1815 ne met pas fin à ce commerce, bien au contraire : au cours des 15 années suivantes, les exportations décuplent. Ce sont les immenses pinèdes de l’Outaouais qui suscitent le plus de convoitise, car ce sont d’abord les longues pièces de pin équarries que sollicitent les importateurs anglais. Jusqu’aux années 1820, le couvert forestier du Bas-Saint-Laurent n’est guère convoité et les quelques scieries de la région destinent l’essentiel de leur production au petit marché local.
Au milieu des années 1820, William Price, un marchand d’origine britannique, découvre le potentiel de la forêt bas-laurentienne inexploitée et facile d’accès. Il commence par acheter les scieries dont les propriétaires se sont endettés auprès de lui, à Métis et à Rimouski. À ces endroits, les navires ancrés dans les anses chargent à la belle saison les madriers de sapin, de pin et d’épinette pour l’exportation. La coupe du bois est effectuée dans les bassins des rivières Métis et Rimouski et de leurs affluents, à peu de distance des rives, à l’aide d’une main-d’œuvre majoritairement recrutée dans la région de Lévis où Price possède déjà une installation. Au fil des ans, il poursuit ses acquisitions dans la région. En 1841, il s’associe à Nazaire Têtu à Trois-Pistoles, puis s’installe au Bic, à Saint-Ulric, à Matane et à Cap-Chat. Au milieu du siècle, l’établissement d’un système de concession forestière par le gouvernement du Canada-Uni lui permet d’accroître sa part du couvert forestier régional.
Après la Confédération, en 1867, c’est le gouvernement provincial qui administre la forêt publique selon tout un appareil législatif dont la gestion est confiée au ministère des Terres et Forêts. Ce dernier laisse l’exploitation de la ressource à des concessionnaires dont il surveille les agissements et auprès desquels il prélève des droits. À la veille de la Première Guerre mondiale, une trentaine de concessionnaires se partagent la forêt publique du Bas-Saint-Laurent; neuf d’entre eux monopolisent 92 % de toutes les superficies affirmées de la région. La majorité de ces compagnies représentent des intérêts américains qui fournissent à la fois les capitaux et les marchés. La compagnie Price, le premier propriétaire foncier de la région, constitue toutefois un cas d’exception, car elle demeure reliée au capital et au marché britannique.
Mais ce qui distingue le plus le Bas-Saint-Laurent des autres régions forestières du Québec, c’est l’existence de vastes domaines privés, possédés et exploités selon le bon désir de leurs propriétaires. Quatre de ces territoires sont constitués des seigneuries de Madawaska, Métis, Matapédia et Nicolas-Riou, deux autres viennent de « dons » accordés par le gouvernement du Québec aux compagnies de chemin de fer. Ces six domaines privés totalisent 2 700 kilomètres carrés, soit 14 % du territoire bas-laurentien. Parmi les plus importants exploitants de ces territoires, on compte les compagnies Fraser, Price, Hammermill, Fenderson et Madawaska. Ces réserves forestières privées soustraites à la surveillance et aux droits de coupe représentent un important actif pour les compagnies qui peuvent y concentrer les prélèvements lors des ralentissements économiques.
Depuis la fin du XIXe siècle, le domaine forestier régional subit une autre pression, celle des colons qui sont autant attirés par le sol à défricher que par son couvert forestier. La superficie soustraite aux compagnies forestières par le ministère de la Colonisation pour l’établissement des nouveaux colons s’accroît au cours des années 1930 et, au milieu du siècle, les agriculteurs contrôlent le cinquième de ce qui reste des boisés bas-laurentiens. La forêt surexploitée depuis le début du XXe siècle ne peut plus suffire à la demande et les grandes usines de sciage ferment l’une après l’autre. Entre 1976 et 1980, la majorité des concessionnaires forestiers rétrocèdent leurs domaines à l’État. Le régime plus que séculaire des concessions forestières a vécu.
Bibliographie :
Fortin, Jean-Charles, Antonio Lechasseur et al. Histoire du Bas-Saint-Laurent. Québec, IQRC, 1993. 864 p.