Thème :
Économie
La pomme de terre, une spécialité régionale
Jean-Charles Fortin, INRS-Urbanisation, Culture et Société. 25 septembre 2003
Au cours des dernières décennies du XIXe siècle, la forte croissance des populations ouvrières dans les villes manufacturières de l’est de l’Amérique du Nord provoque une soudaine demande pour les produits alimentaires de base, comme la pomme de terre. Certaines régions du Québec et des Maritimes, qui possèdent les sols légers et le climat propice à cette culture, se spécialisent et expédient par chemin de fer un volume croissant de leur production de tubercules vers les insatiables marchés urbains. Dès la fin de la construction du chemin de fer Intercolonial en 1876, de nombreux agriculteurs bas-laurentiens découvrent le fort potentiel commercial de la pomme de terre.
Bientôt, dans les années 1880 et 1890, des centaines de producteurs des paroisses des terrasses littorales du Bas-Saint-Laurent élargissent les surfaces consacrées à la culture des tubercules. Les grossistes montréalais achètent les pommes de terre aux marchands généraux, ou directement des agriculteurs de la région, et en chargent à l’automne des centaines de wagons, de Rivière-du-Loup à Matane. Les expéditions vers Montréal se poursuivent même durant la saison froide grâce à des wagons lambrissés contre le gel. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la production et les prix se stabilisent. Les 10 ou 15 dollars la tonne payés aux agriculteurs permettent à une importante fraction de la population des fermes d’affronter l’hiver avec une certaine aisance financière.
Avec le déclenchement de la guerre, les prix des produits agricoles de base, comme le foin, les céréales et la pomme de terre, connaissent une forte hausse. En 1916, les marchands montréalais qui parcourent les paroisses du littoral offrent jusqu’à 100 $ la tonne métrique aux agriculteurs qui se voient encouragés à élargir les superficies consacrées à cette culture. En 1920, la région produit 20 % des pommes de terre du Québec. La moitié des 100 000 tonnes récoltées dans la région vient d’une quinzaine de localités du littoral. Cinq paroisses à l’est du territoire en produisent à elles seules plus de 22 000 tonnes : Sainte-Flavie, Baie-des-Sables, Saint-Ulric, Sainte-Luce et Saint-Octave. Comme la capacité d’emport des wagons de chemin de fer est limitée à 20 tonnes métriques, les voies de garage des plus importantes gares de la région sont encombrées par des files de wagons qui attendent leur chargement.
Cette question de la disponibilité des wagons atteint une dimension politique nationale dans les années 1920, car le Bas-Saint-Laurent entre en concurrence avec les producteurs des Maritimes, surtout pour les wagons lambrissés contre le gel. Le député fédéral rimouskois Eugène Fiset réussit à arracher aux autorités du Canadien National la disponibilité de 200 wagons lambrissés, et le même tarif pour les expéditions à l’ouest des Grands-Lacs que celui offert aux producteurs du Nouveau-Brunswick. Le député Fiset veut aussi élargir le marché des producteurs bas-laurentiens vers les Bermudes et les Antilles. En 1924, une expédition de pommes de terre de semence de Rimouski et Matane à destination d’Haïti s’avère toutefois un échec, car la cargaison arrive en mauvais état.
Au cours des années 1920, c’est le marché montréalais qui demeure le principal client des producteurs de la région. L’approvisionnement de la métropole requiert, à lui seul, 6 000 wagons de tubercules qui viennent surtout du Bas-Saint-Laurent et des provinces maritimes. C’est aussi par Montréal que transitent les tonnages destinés à la Nouvelle-Angleterre et à l’Ouest canadien. Le marché de la pomme de terre constitue l’un des commerces les plus spéculatifs de cette période, variant d’une façon incroyable au gré du volume des récoltes. Les prix payés aux producteurs vont osciller entre 5 $ et 120 $ la tonne dans les années 1920. De nombreux agriculteurs se laissent tenter par le jeu de la spéculation en conservant le plus longtemps possible le fruit de leur récolte, jusqu’au printemps, pour profiter de la rareté estivale annuelle.
À la veille de la Grande Dépression des années 1930, le Bas-Saint-Laurent voit s’effriter sa part du marché montréalais au profit des producteurs des Maritimes, qui mettent en marché de nouvelles variétés rejoignant les goûts des consommateurs, et de la concurrence des agriculteurs de la Montérégie, de la région de Napierville, notamment. Malgré les efforts du Service de l’horticulture du ministère de l’Agriculture du Québec, le marché de la pomme de terre bas-laurentienne continue à s’éroder au cours des années 1930 et 1940. En 1950, les superficies en culture ont été réduites de plus de la moitié. À cette date, la production laitière surpasse et de loin la valeur des ventes de tubercules, le premier produit fortement commercialisé de l’agriculture régionale.
Bibliographie :
Fortin, Jean-Charles. Histoire de l’agriculture dans le Bas-Saint-Laurent, 1891-1951. L’entreprise agricole dans deux œkoumènes distincts : basses terres littorales et plateaux appalachiens. Rimouski, Université du Québec à Rimouski, mémoire de maîtrise (Développement régional), 1989. v-190 p.