Thème :
Société et institutions
Les marchands généraux
Jacques Saint-Pierre, historien, 26 octobre 2002
Le marchand général est un personnage important dans l’histoire des régions rurales, comme celle de la Côte-du-Sud. En effet, il représente le principal intermédiaire entre la ville et la campagne. C’est à son magasin que les cultivateurs se procurent les produits alimentaires, les marchandises sèches, les articles de quincaillerie et les nouveautés de fabrication industrielle qui se répandent dans les campagnes québécoises dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il se trouve ainsi au cœur des changements dans les conditions de vie de la population.
La dynamique des échanges
Dans les plus petites paroisses, on retrouve vers 1890 deux ou trois marchands pour 1 000 âmes environ. C’est le cas, en particulier, de Saint-Denis où les cultivateurs produisent du foin, de l’avoine, du blé, des pommes de terre, du beurre, du fromage et des œufs et où la pêche littorale au saumon, à la sardine et au hareng est « une des industries les plus productives ». Par contre, dans les municipalités plus populeuses, dont la structure économique se diversifie, le nombre de marchands peut atteindre le double de ce ratio. Ainsi, à Cap-Saint-Ignace, où la production laitière ne surclasse pas encore la production végétale, la paroisse compte 27 marchands pour une population de 3 800 âmes. À la différence de Saint-Denis, qui ne possède qu’un moulin à farine, on trouve à Cap-Saint-Ignace deux grandes scieries et une manufacture de lainages qui procurent de l’emploi à environ 150 personnes.
Les ventes des grossistes de Québec aux marchands détaillants de la Côte-du-Sud se font soit directement par ces derniers en se rendant en ville, soit par l’intermédiaire de voyageurs de commerce. Le rédacteur de la chronique intitulée « Revue de Québec », qui paraît dans Le Moniteur du commerce, explique au retour de ces derniers à la fin de novembre 1890 :
« On rapporte que les ventes de ce dernier voyage sont aussi bonnes que celles de la saison correspondante de l’année dernière. Il paraît que les stocks à la campagne sont beaucoup diminués et les ventes ont ainsi été rendues plus faciles. Partout on nous dit que les paroisses du bas du fleuve [cette expression semble utilisée ici pour désigner les paroisses de la Côte-du-Sud] laissent beaucoup à désirer, tant sous le rapport des ventes que sous celui de la collection. L’avoine et le foin ayant manqué, le beurre ne se vendant pas, voilà trois sources de revenus sur lesquelles on compte là-bas pour rencontrer les paiements. »
Les rapports périodiques transmis à la rédaction du Moniteur du commerce par les marchands de la campagne font tous état de la difficulté que rencontrent ceux-ci à se faire payer à la suite d’une mauvaise récolte. Le problème n’est pas vraiment nouveau, mais il devient, semble-t-il, beaucoup plus important à l’époque.
Le problème du crédit
Reflet du point de vue des marchands grossistes, Le Moniteur du commerce dénonce l’attitude des marchands généraux qui font crédit trop facilement à leur clientèle. Il s’en prend aussi aux cultivateurs qui dépensent mal les profits tirés de la vente de leurs produits. Tout en admettant que la collection des comptes en souffrance puisse être plus difficile dans certaines circonstances, le rédacteur déplore le laxisme des marchands. Il précise : « il arrive aussi quelquefois que ces cultivateurs finissent par mettre la main sur un peu d’argent, mais comme le marchand n’a pas demandé d’argent depuis quelque temps on oublie de payer son compte et on emploie l’argent pour faire réparer sa maison, faire des achats d’instruments nouveaux, de voitures; on bâti une aile pour agrandir sa maison devenue trop petite pour un gros cultivateur à l’aise, et le compte du marchand continue à monter. »
Ce phénomène du recours au crédit dans la seconde moitié du XIXe siècle est encore mal connu. Il est sans doute un peu exagéré par les grossistes, parce qu’ils sont ceux qui en souffrent le plus. Cependant, les critiques contre le crédit témoignent des transformations importantes qui se produisent dans les campagnes à l’époque. Elles rejoignent d’ailleurs les sermons des curés qui dénoncent le luxe qui fait son apparition dans les habitations des paroisses. Elles traduisent une plus grande circulation de l’argent en milieu rural, surtout après la conversion des cultivateurs à l’industrie laitière, et la volonté des familles d’améliorer leurs conditions de travail et leur cadre de vie. Par contre, ces besoins nouveaux peuvent évidemment conduire à l’endettement des individus et les forcer à vouloir chercher fortune ailleurs, comme cela semble avoir été le cas, du moins s’il faut en croire les récriminations des marchands de gros.
Le marchand général et le progrès
Le magasin général est aussi un lieu de sociabilité. Il est en fait un lieu propice à la diffusion, non seulement des innovations, mais surtout des nouvelles idées. Comme l’écrit le rédacteur du Moniteur du commerce, « les marchands à la campagne peuvent être d’un grand secours à nos cultivateurs, car là tous les soirs se trouvent réunis plusieurs fumeurs, qui ne trouvent pas le temps de faire partie d’un cercle agricole, car il faut qu’ils aillent faire une jasé. » Il ajoute : « Les marchands pourraient donner de bons conseils sur la manière de cultiver et surtout sur la valeur du temps perdu, au lieu de parler : étalons, taureaux, trotteurs, etc. etc. » En fait, on peut penser que des marchands comme Auguste Dupuis, à Saint-Roch-des-Aulnaies, ou Jean-Charles Chapais, père, à Saint-Denis, ont pu jouer ce rôle d’agent de changements auprès des cultivateurs de la région.
Au début du XXe siècle, le marchand général doit subir la concurrence des grands magasins qui offrent leurs marchandises par catalogue ou qui ouvrent des succursales à la campagne. Par la suite, des commerces spécialisés font leur apparition dans les villages. Le magasin général ne saura résister à ce double assaut. Certains établissements continueront néanmoins à servir leur clientèle jusqu’à l’arrivée des centres commerciaux au début des années 1960.
Bibliographie :
Dionne, S. « St-Denis, comté de Kamouraska », Le Moniteur du commerce, vol. 18, no 3, 30 août 1889, p. 85-86.
Gamache, Solime. « Cap St. Ignace », Le Moniteur du commerce, vol 16, no 20, 28 décembre 1888, p. 621.
« Revue de Québec », Le Moniteur du commerce, vol. 20, no 4, 5 septembre 1890, p. 148.
« Revue de Québec », Le Moniteur du commerce, vol. 20, no 16, 28 novembre 1890, p. 628.