Thème :
Économie
Pierre Casgrain, un coureur de côtes devenu seigneur
Jacques Saint-Pierre, historien, 31 juillet 2002
Pierre Casgrain est l’un de ces marchands ambulants qui parcourent les campagnes à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle pour acheter du grain des habitants de la campagne pour le compte des négociants de Québec. Sa carrière débute modestement alors qu’il est un vendeur de pacotille. L’abbé Alphonse Casgrain, son petit-fils, écrira à ce sujet plus d’un siècle plus tard : « notre grand-père […] parcourait toute la côte sud de Québec à Rimouski et même plus loin avec tout son magasin, dans une boîte carrée attachée sur son dos… » Cependant, le colporteur réalise de très bonnes affaires qui lui permettent bientôt d’ouvrir des magasins généraux, puis d’acquérir les deux seigneuries de Rivière-Ouelle et de L’Islet.
De la cassette aux magasins
Pierre Casgrain naît à Québec le 16 juin 1771. Son père, arrivé au Canada vers 1750, était aubergiste à Québec. Les débuts de la carrière de ce personnage haut en couleurs restent toutefois encore assez obscurs. Il fait son apprentissage au service d’un marchand de fourrures dans le Nord-Ouest. Au moment où il arrive à l’âge adulte, la demande pour le blé canadien sur le marché impérial suscite une intense activité commerciale dans la colonie. De passage au Canada à la fin du XVIIIe siècle, le voyageur Isaac Weld écrit que les négociants de Québec envoient dans les campagnes leurs agents pour acheter tout le grain qui n’est pas nécessaire à la subsistance des habitants. « Les négociants exigent d’eux, ajoute-t-il, qu’à un prix fixe, ils transportent leur grain sur le bord du fleuve où des bateaux le prennent et le conduisent au port où il doit être embarqué. » Le jeune Casgrain est l’un de ces agents à la solde des négociants de Québec, que l’on appelle parfois des « coureurs de côtes ».
Le marchand ambulant s’établit définitivement Rivière-Ouelle en 1790. En effet, le 27 juillet de cette année-là, il épouse Marie-Marguerite Bonnenfant, fille d’un marchand de l’endroit. Il ouvre alors un premier magasin général. En 1797, il établit un second magasin général dans la paroisse voisine de Kamouraska. Ce dernier est confié à la responsabilité de François Perrault. L’année suivante, Casgrain s’associe à un négociant de Québec, James McCallum, pour faire le commerce des denrées agricoles. Il s’engage à faire construire deux hangars, l’un à Rivière-Ouelle et l’autre à Kamouraska, propres à contenir chacun 3 900 à 5 850 hectolitres de grains. Quant à James McCallum, il doit en faire ériger un troisième dans la paroisse de Saint-Roch. Le principal client de la société semble être alors John Young, qui exploite une distillerie et une brasserie à Québec. Pierre Casgrain ne s’intéresse donc pas uniquement au commerce du blé destiné à l’exportation, mais aussi à celui de l’orge.
Des activités diversifiées
Pierre Casgrain s’intéresse jusqu’à la fin de sa vie au commerce des céréales. Selon son petit-fils, il étend d’ailleurs son champ d’activité à la côte nord du fleuve, où il envoie son fils aîné Pierre-Thomas effectuer la levée des grains. Les deux hommes sont associés de 1821 à 1826. Le coureur de côtes diversifie cependant ses activités au fil des ans. Ainsi, en 1802, il achète une pêcherie dans l’anse de Saint-Denis. En 1817, il obtient le privilège d’exploiter pour une durée de 50 ans le pont-levis à péage érigé sur la rivière Ouelle l’année précédente.
Son commerce de marchandises sèches lui rapporte aussi des bénéfices intéressants, d’autant plus qu’il bénéfice d’un quasi monopole à Rivière-Ouelle. Il vend du sucre, de la mélasse, du rhum, du tabac, du tissu à la verge, des souliers, de la peinture, de la chaux, etc. Il saisit toutes les possibilités qui s’offrent à lui de réaliser des profits. Il est ainsi le principal fournisseur du chantier de la nouvelle église, construite en 1792, et du couvent, en 1809. Son sens aigu des affaires lui vaut de réaliser des gains très rapides, comme l’année où il réussit à acheter des habitants et à revendre à Québec, en moins de 48 heures, la production d’huile d’une marée exceptionnelle de quelque 500 marsouins.
Seigneur de Rivière-Ouelle
De 1813 à 1815, Pierre Casgrain acquiert les trois parts de la seigneurie de la Bouteillerie. Grâce à la fortune acquise dans ses activités commerciales, le fils d’aubergiste peut accéder à la classe seigneuriale. Profitant des déboires financiers de la famille Jacques-Nicolas Perrault, il obtient cette seigneurie à bon marché. Il réalise alors un très bon investissement puisque les divers rangs de Rivière-Ouelle sont assez peuplés pour que les droits seigneuriaux procurent des revenus intéressants. Le seigneur de Rivière-Ouelle acquiert, par la suite, la seigneurie de L’Islet, qu’il léguera en héritage au cadet de ses fils.
Même s’il continue son activité commerciale, Pierre Casgrain mène la vie de seigneur sur ses terres de Rivière-Ouelle. Philippe-Baby Casgrain, un autre de ses petits-fils, écrira à ce sujet : « Il aimait la bonne chère et recherchait surtout la belle et bonne compagnie qu’il se plaisait à attirer chez lui. On m’a souvent rapporté qu’il envoyait ses voitures à Québec quérir ses amis de la ville pour jouir de leur société; et il les renvoyait mener après les avoir entretenus et régalés avec une joyeuse et libérale hospitalité. »
La carrière de Pierre Casgrain est un très bon exemple de l’ascension sociale que connaissent certains marchands ruraux à la suite de l’expansion de la production céréalière à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Ce coureur de côtes, qui investit une partie de sa fortune dans l’achat de la seigneurie de Rivière-Ouelle, est également le fondateur d’une dynastie familiale qui va s’illustrer dans diverses sphères de la vie québécoise.
Bibliographie :
Casgrain, Philippe-Baby. Mémorial des familles Casgrain, Baby et Perrault du Canada. Québec, C. Darveau, imprimeur et photograveur, 1899. 198 p.
Casgrain, Alphonse. Notes sur la famille de Pierre-Thomas Casgrain. Manuscrit daté de 1913. 300 p.
Gagnon, Serge. « Casgrain, Pierre », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. VI, Québec, PUL, 1987, p. 136-137.
Hudon, Paul-Henri. Rivière-Ouelle de la Bouteillerie : 3 siècles de vie. Rivière-Ouelle, Comité du tricentenaire, 1972, xi-495 p.