Thème :
Société et institutions
Le mouvement de la tempérance
Jacques Saint-Pierre, historien, 17 septembre 2002
Les comtés de la Côte-du-Sud possèdent plusieurs débits de boissons alcooliques au début du XIXe siècle. La région ne se distingue pas vraiment du reste du Bas-Canada à ce chapitre, mais, en raison de la présence de trois prédicateurs qui exercent leur ministère dans une paroisse de Kamouraska, elle est l’une des premières touchée par le mouvement de la tempérance. Cette vaste croisade connaît beaucoup de succès, sans éliminer complètement la consommation des boissons dans la population.
Charles Chiniquy : « l’apôtre de la tempérance »
Originaire de Kamouraska, Charles Chiniquy devient orphelin à l’âge de douze ans. Selon la tradition, son père est un alcoolique. Recueilli par son oncle, le marchand Amable Dionne, le jeune homme poursuit ses études classiques au séminaire de Nicolet. Il est ordonné prêtre en 1833 et, après avoir été vicaire dans différentes paroisses, il est nommé à la cure de Beauport en 1838. C’est là qu’il amorce sa prédication contre les ravages de l’alcool, une croisade qui le mène jusqu’à Montréal.
Chiniquy doit quitter Beauport à cause de sa conduite immorale à l’endroit de la ménagère du presbytère. Il doit se contenter alors d’un poste de vicaire à Kamouraska en 1842. Il remplace le curé décédé l’année suivante tout en continuant à prêcher la tempérance. En 1844, il publie Manuel ou Règlement de la société de tempérance dédié à la jeunesse canadienne, une œuvre qui lui attire des éloges et qui sera diffusée dans les écoles de Montréal. Au mois d’octobre de 1846, le prédicateur fait part à ses paroissiens de sa volonté d’entrer chez les oblats de Marie-Immaculée, ce qui lui laissera plus de temps pour prêcher dans le reste de la province. En fait, il doit quitter la région pour avoir poursuivi une ménagère au presbytère de Saint-Pascal.
De 1848 à 1851, Chiniquy, qui est établi à Longueuil, prêche la tempérance dans le diocèse de Montréal. Il prononce plusieurs centaines de sermons et réussit à enrôler dans son mouvement des centaines de milliers de personnes. Il est adulé par les foules qui se pressent pour l’écouter parler, le crucifix à la main. On le désigne comme « l’apôtre de la tempérance ». De nouveaux problèmes de mœurs, qui se doublent cette fois de déclarations politiques embarrassantes pour les autorités du diocèse, le forcent à partir pour l’Illinois, où il se convertira au protestantisme.
La société de la croix noire
Même si Chiniquy est le plus connu des prédicateurs de la tempérance, d’autres laissent aussi leur marque dans la région. En effet, les abbés Édouard Quertier et Alexis Mailloux jouent un rôle presque aussi important que le controversé Chiniquy.
Après avoir été le premier curé résident de Saint-Antoine-de-L’Île-aux-Grues, en 1833, l’abbé Édouard Quertier est affecté à celle de Cacouna puis, en 1841, à la nouvelle paroisse de Saint-Denis de Kamouraska. Dès l’année suivante, Quertier fonde la Société de tempérance. Même si d’autres prêchent la tempérance depuis quelque temps déjà, le curé de Saint-Denis est celui qui en fait une grande organisation avec des statuts, un serment et un symbole : la croix noire. L’abbé Édouard Quertier est reconnu aussi comme un prédicateur de grand talent. Il prononce l’homélie lors de l’inauguration de la nouvelle église de Sainte-Anne-de-la-Pocatière en 1846, puis il est appelé à nouveau à prendre la parole lors de la bénédiction de l’École d’agriculture, où il livre l’un de ses sermons les plus éloquents. À compter de 1847, il est secondé par l’abbé Alexis Mailloux, qui est libéré de la cure de Sainte-Anne pour se consacrer à la prédication.
L’œuvre des sociétés de tempérance se répand comme une traînée de poudre. Vers 1850, elle compte près de 400 000 adeptes sur une population d’environ 900 000 catholiques. Armés de la croix noire, les prédicateurs prêchent « la croisade avec des accents remplis des plus beaux sentiments religieux et patriotiques ». Les gouvernements leur emboîtent le pas en votant des lois plus sévères pour prévenir les ravages de l’alcool. Narcisse-Eutrope Dionne peut écrire en 1895 : « La génération actuelle n’a pas oublié les sermons éloquents des Quertier, des Maillou et – souvenir douloureux à rappeler – des Chiniquy. Leur œuvre de régénération sociale dure encore, glorieuse en beaucoup de paroisses. »
De l’alcool à la danse
La situation évolue au tournant du siècle, s’il faut en croire Jos-Phydime Michaud. Il raconte en effet dans ses mémoires : « Avant 1914, chaque habitant faisait lui-même son gin et son whisky. La fabrication avait augmenté, surtout depuis la fermeture des hôtels à Kamouraska après la campagne de tempérance. La bouteille de whisky coûtait très cher et il était difficile de s’en procurer. » Les alambics clandestins sont nombreux à l’époque. Quelques voisins se regroupent pour fabriquer le whisky. Fait d’orge, de blé et de mélasse, l’alcool obtenu est si concentré qu’il peut rendre aveugle. On le mélange donc avec du vin pour obtenir le fameux « caribou ».
Les Sudcôtois fabriquent également de la bière et des liqueurs à base de fruits sauvages. Ce dernier produit est réservé aux femmes. Certains se livrent aussi à la contrebande pendant la prohibition. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas trop exagérer l’importance de la consommation d’alcool à l’époque. Jos-Phydime Michaud peut ainsi compter seulement huit familles dans Kamouraska qui boivent beaucoup. Dans sa jeunesse, c’est la danse qui est la cible préférée des prédicateurs. Après avoir dansé dans les veillées, qui succèdent à la période des Fêtes et durent jusqu’au Mardi-Gras, les jeunes gens se font faire la leçon pendant le carême.
Selon Nive Voisine, le succès du mouvement de la tempérance dans la seconde moitié du XIXe siècle « se comprend dans le contexte de réveil religieux qui se propage depuis Montréal dans tout le Québec grâce aux missions paroissiales et aux autres manifestations populaires qu’une nouvelle sensibilité ultramontaine multiplie. » Elle est une manifestation de l’emprise accrue du clergé sur la population.
Bibliographie :
Barnard, Julienne. « Quertier, Édouard ». dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. X, Québec, PUL, 1972, p. 660-661.
Dionne, Narcisse-Eutrope. Mgr de Forbin-Janson… : sa vie, son œuvre. Québec, L. Brousseau, 1895. 200 p.
Gagnon, Serge. « Mailloux, Alexis », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. X, Québec, PUL, 1972, p. 537.
Michaud, Jos-Phydime. Kamouraska de mémoire… Souvenirs de la vie d’un village québécois. Montréal, Boréal Express, 1981. 259 p.
Voisine, Nive. « L’apôtre de la croix noire : Charles Chiniquy », Cap-aux-Dimants, no 28, hiver 1992, p. 44-47.