Thème :
Société et institutions
Les marchands ruraux au XVIIIe siècle
Jacques Saint-Pierre, historien, 7 août 2002
L’activité des premiers marchands de la Côte-du-Sud demeure encore assez mal connue. En fait, le personnage apparaît très tard dans l’historiographie, qui met l’accent sur les premiers colons, les seigneurs et les curés. Même si l’habitant tend à être autosuffisant, il doit acheter les objets qu’il ne peut pas fabriquer lui-même et certaines denrées alimentaires, notamment les importations. De plus, il a besoin du marchand pour écouler ses surplus de production. À l’origine, la densité de la population dans les seigneuries est beaucoup trop faible pour qu’un marchand s’installe à demeure à la campagne, mais après quelque temps la clientèle devient assez nombreuse pour justifier un établissement permanent. Sur la Côte-du-Sud, ce stade de développement est atteint pour certaines paroisses dès le second quart du XVIIIe siècle.
Un pionnier : Jean Lepicard
À la fin du XVIIe siècle, le marchand Jean Lepicard, qui a pignon sur rue à la place Royale face à l’église Notre-Dame-des-Victoires, recrute une bonne partie de sa clientèle sur la Côte-du-Sud, où il livre ses marchandises avec sa barque. En effet, au moment de la confection de son inventaire après décès, plusieurs habitants de la région figurent parmi ses créanciers. On peut déduire de l’inventaire de sa boutique le type de marchandises que les colons se procurent en ville : tissus, couteaux, terrines, chandelles, vitres, clous, faux, scies, poudre, plomb et agrès de pêche.
Lepicard ne se contente pas de vendre des marchandises aux colons. Il est ce que l’on appelle un « coureur de coste », c’est-à-dire qu’il se rend dans les seigneuries avec son bateau afin de recueillir le surplus des récoltes des habitants. Il entretient des relations privilégiées avec ceux de Cap-Saint-Ignace, où réside son beau-frère Eustache Fortin. Cette paroisse prospère aurait été la première de la Côte-du-Sud à posséder un magasin. En effet, on constate à la lecture de l’inventaire de Lepicard qu’il avait entreposé chez Fortin des marchandises pour une valeur de plus de 2 000 livres.
Marchands forains et colporteurs
À compter de 1700, d’autres marchands prennent vraisemblablement la relève de Lepicard. Ils sont plus difficiles à identifier dans les archives. S’il faut en croire les critiques des marchands de Québec, les habitants préfèrent cependant transiger directement avec les marchands forains qui arrivent de France au printemps et repartent à l’automne. L’intendant Bégon écrit en 1715 que les habitants de la Côte-du-Sud refusent de vendre leurs denrées agricoles aux marchands domiciliés dans le but d’obtenir à meilleur prix les marchandises dont ils ont besoin. En 1718 et à nouveau en 1724, les négociants de la colonie se plaignent au gouverneur Vaudreuil de la concurrence des marchands forains à qui l’on permet de vendre au détail. L’historienne Louise Dechêne doute du bien-fondé de ces allégations. Mais elle reconnaît aussi que les transactions entre les capitaines de navire et les collecteurs de denrées locaux sont possibles. Cela pourrait bien avoir été le cas sur la Côte-du-Sud.
Les colporteurs sont aussi l’objet des récriminations des marchands de Québec. Ces individus, qui résident habituellement au pays depuis au moins quelques années, trimbalent leur pacotille d’une paroisse à l’autre. Ils vendent des bas, des fichus, des articles de couture, mais aussi des cuillères d’étain, des peignes, des chapelets, des tissus, etc. En échange de ces marchandises, ils obtiennent souvent des denrées agricoles qu’ils revendent ensuite à Québec. Ainsi François Rodriguès, un matelot déserteur qui parcourt la Côte-du-Sud après 1750, est spécialisé dans la collecte des volailles, qu’ils ramènent à dos d’homme. D’autres, comme Simon Chamberland, réalisent des affaires plus importantes. Ce dernier s’installe quelques mois à Kamouraska, où il recueille du beurre et du blé des habitants des alentours et il ramène sa cargaison à Québec à l’automne. Ce colporteur finira par se fixer à Kamouraska.
L’avènement des marchands ruraux
Après 1725, une prospérité relative règne dans les campagnes de la Nouvelle-France. En effet, l’accroissement des exportations de farines canadiennes à destination du poste de Louisbourg et des Antilles entraîne une augmentation de la production agricole. Le commerce des denrées agricoles devient alors une activité plus intéressante pour les marchands. En 1741, l’intendant Hocquart, commentant une plainte des marchands de Québec à propos de la multiplication du nombre de magasins dans les paroisses, fait observer au ministre que la colonie a « augmenté considérablement depuis 12 ou 15 ans ». C’est le cas en particulier de la Côte-du-Sud, où l’on voit apparaître dans les archives notariales les noms d’une dizaine de marchands entre 1725 et 1750. La plupart sont installés à Rivière-du-Sud, où les seigneurs Couillard font construire un second moulin à farine à l’embouchure de la rivière et un entrepôt pour le blé des marchands. On possède malheureusement peu de renseignements sur leurs affaires. Le seul magasin dont les archives donnent une description sommaire comprend des tissus, des souliers, des outils et diverses autres marchandises. À Rivière-Ouelle, la présence d’un marchand résident est aussi attestée à compter des années 1720.
Les négociants de Québec, voyant leurs profits menacés par la concurrence de ces marchands ruraux, affirment que ces derniers vont conduire l’habitant à la ruine. En effet, disent-ils, « sa famille trouvant chez ce marchand un crédit facile à l’abord, mais funeste et ruineux dans la suite prend tous les jours imprudemment au-delà de ses facultés… En sorte que l’habitant après s’être dépouillé de tout ce que peut produire sa terre est enfin obligé de donner pour se libérer ses bœufs, ses vaches et ensuite sa terre ». Mais l’intendant Hocquart ne voit pas les choses de la même façon. Il croit plutôt que les magasins des côtes constituent un moyen d’accroître le commerce. Selon lui, le véritable problème est le trop grand nombre de marchands à Québec.
Certains des marchands établis sur la Côte-du-Sud avant 1760 vont devenir des personnages en vue à la fin du XVIIIe siècle : Louis Dunière, à Saint-Thomas, puis à Berthier, Pierre Florence, à Rivière-Ouelle, et d’autres de moindre importance. C’est aussi à cette époque que la plupart des paroisses vont voir un premier marchand s’établir sur leur territoire.
Bibliographie :
Dechêne, Louise. Le partage des subsistances au Canada sous le régime français. Montréal, Boréal, 1994. 283 p.
Saint-Pierre, Jacques. « Jean Lepicard marchand de la Côte-du-Sud », Cap-aux-Diamants, vol. 1, no 3, automne 1985, p. 31-34.
Saint-Pierre, Jacques. « L’aménagement de l’espace rural en Nouvelle-France : les seigneuries de la Côte-du-Sud , dans Peuplement colonisateur aux XVIIe et XVIIIe siècles, sous la direction de Jacques Mathieu et Serge Courville, Québec, Centre d’étude sur la langue, les arts et les traditions populaires des francophones en Amérique du Nord, 1987, p. 35-201.