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Alphabétisation des Sudcôtois
Thème : Économie

L’alphabétisation des Sudcôtois

  Jacques Saint-Pierre, historien, 1er décembre 2002


La Côte-du-Sud demeure longtemps une région où l’instruction est l’apanage d’une minorité de notables. Les connaissances sont transmises aux enfants par les parents et par le curé, qui s’occupe de leur éducation religieuse. Ce n’est réellement que dans la seconde moitié du XIXe siècle que les jeunes Sudcôtois ont accès à un réseau bien structuré d’écoles, où ils peuvent acquérir des rudiments de lecture, d’écriture et de calcul. 
 
Une population longtemps analphabète
 
À l’époque de la Nouvelle-France, la Côte-du-Sud possède quelques écoles, dont on sait peu de choses. L’enseignement du catéchisme est pour la plupart des enfants la seule instruction reçue en-dehors de la famille. Seuls quelques-uns d’entre eux qui démontrent des aptitudes particulières pour l’étude pourront être orientés par leur curé vers les institutions de Québec : le petit séminaire, le collège des jésuites ou le couvent des ursulines. La présence de maîtres itinérants, comme le notaire Joseph-Barthélemy Richard qui parcourt les paroisses de Saint-Roch-des-Aulnaies, Sainte-Anne et sans doute également Rivière-Ouelle de 1751 à 1769, ne modifie pas le portrait global. D’après les données compilées par l’historien Pierre Hamelin, 13 % de la population régionale est en mesure de signer son nom sous le Régime français.
 
La situation se dégrade après la Conquête, puisque l’aptitude des Sudcôtois à signer leur nom se situe à moins de 10 %. Quelques instituteurs ouvrent des écoles ici et là, mais ces quelques initiatives ont peu de conséquences. Le couvent fondé à Saint-François en 1763 par les sœurs de la Congrégation de Notre-Dame permet à des jeunes filles de la région d’avoir accès à une instruction de qualité, mais il n’existe aucune institution équivalente pour les garçons avant le début du XIXe siècle. La mise sur pied d’une dizaine d’écoles de l’Institution royale, de 1803 à 1818, représente une étape importante dans l’histoire scolaire de la Côte-du-Sud parce qu’elle est la première tentative d’organisation d’un réseau d’écoles permanentes. 
 
Cependant, le taux d’alphabétisation ne progresse que très lentement et demeure inférieur, de 1800 à 1839, à ce qu’il était sous le Régime français. Les familles de notables compensent les déficiences de l’embryon de système scolaire public en ayant recours à des précepteurs privés.
La loi créant des écoles de fabrique, adoptée en 1824, a un impact négligeable dans la région. Par contre, la situation s’améliore nettement avec les lois de 1829 et de 1841. Celle-ci prévoit notamment la création des commissions scolaires, telles qu’on les connaît encore aujourd’hui. L’établissement d’une taxe scolaire pour financer le réseau d’écoles suscite l’opposition dans quelques paroisses, mais elle finit par être acceptée. De 1850 à 1867, le nombre d’écoles de la Côte-du-Sud double. L’efficacité de la loi se mesure à la hausse du taux d’alphabétisation, qui passe de 23 %, entre 1840 et 1849, à 44 % entre 1860 et 1869.
 
Souvenirs de la petite école
 
De nombreux témoignages permettent de reconstituer la vie des élèves dans les petites écoles de la Côte-du-Sud à la fin du XIXe siècle. En général, les témoins conservent plutôt un mauvais souvenir de leur séjour sur les bancs de l’école. Cela reflète l’apathie d’une bonne partie de la population à l’égard de l’instruction, perçue comme une perte de temps. Mais l’attitude traduit aussi les difficultés d’adaptation, des jeunes garçons en particulier, à la discipline imposée par les institutrices de l’époque, qui n’hésitent pas à recourir aux châtiments corporels ou même à l’humiliation pour venir à bout des têtes fortes. 
 
Un ancien maire de Saint-Denis confie au sociologue Horace Miner en 1936 :
 
« J’étais trop turbulent pour qu’on me garde à la maison ; alors ils m’ont envoyé à l’école à l’âge de six ans. Je n’y suis pas retourné après ma première communion. […] 

Dans ma jeunesse, les garçons âgés de sept ou huit ans commençaient à conduire les chevaux. Les cultivateurs laissaient toujours les petits garçons conduire leurs chevaux pour eux quand ils travaillaient. Quand ils n’avaient pas eux-mêmes de petits garçons, ils en engageaient. C’est la raison pour laquelle nous avons tant manqué l’école. Nous ne pouvions pas aller en classe pendant les semailles du printemps. Après les semailles, il restait tellement peu de temps pour les vacances que ça ne valait plus la peine de retourner à l’école, et nous restions chez nous. À l’automne, c’était le temps de faucher, ensuite les pommes de terre, et il fallait souvent attendre novembre avant de pouvoir aller en classe. Durant l’hiver, c’était le battage, et une fois de plus nous manquions l’école. »
 
Il semble que les petites écoles de l’époque laissent beaucoup à désirer en ce qui concerne le confort et la salubrité. L’agronome et homme politique Georges Bouchard, de Saint-Philippe-de-Néri, écrit à ce propos :
 
« L’école n’offrait pas le confort des institutions modernes [l’auteur écrit à la fin des années 1920]. Des bancs souvent sans dossier nous servaient de sièges, des fenêtres étroites nous livraient parcimonieusement la lumière, le poêle, l’hiver, ne luttait pas victorieusement contre les vents du dehors. [À certains endroits, les commissaires d’école demandaient aux institutrices de payer leur bois de chauffage à même leur modeste salaire.]
 
Pour répondre aux exigences spontanées de la nature, les enfants rencontraient plus d’obstacles qu’aujourd’hui, surtout pendant la saison rigoureuse. Ce qui n’empêchait pas encore certaines institutrices de vouloir restreindre les sorties d’urgence par l’imposition d’une pénalité de quelques « bons points ».
 
Les maîtresses d’école font preuve parfois d’une extrême sévérité. Bouchard a connu de ces « institutrices aux regards scrutateurs de policier, aux traits durs de geôlier », mais il préfère évoquer l’image de la maîtresse d’école dévouée, patiente et « à l’esprit de justice tempéré de clémence ». Jos-Phydime Michaud relate surtout les punitions dont il a été lui-même victime ou d’autres élèves de sa classe, mais il se rappelle lui aussi avec plaisir de la jeune institutrice de 17 ans venue remplacer la « grande pimbêche » qui leur avait infligé tous ces châtiments ! « Elle était toujours de bonne humeur, écrit-il, et ne se fâchait jamais. »
 
Même si des pas importants sont franchis en matière d’alphabétisation, entre 1840 et 1900, la moitié de la population sudcôtoise est encore incapable d’écrire son nom à la fin du siècle. Il faudra encore quelques années avant que l’instruction ne se généralise dans cette région rurale.


Bibliographie :

Bouchard, Georges. Vieilles choses, vieilles gens : silhouettes campagnardes (3e éd.). Montréal, Louis Carrier & Cie/les Éditions du Mercure, 1928. 154 p.
Hamelin, Pierre. « Les progrès de l’alphabétisation sur la Côte-du-Sud ». Cap-aux-Diamants, vol. 2, no 3, automne 1986, p. 23-26.
Lavallée, Robert. Petite histoire de Berthier-sur-Mer, 1672-1997. Édition revue, mise à jour et augmentée par Yves Hébert. Cap-Saint-Ignace, La Plume d’Oie Édition, 1997. 277 p.
Michaud, Jos-Phydime. Kamouraska de mémoire… Souvenirs de la vie d’un village québécois. Montréal, Boréal Express, 1981. 259 p. 
Miner, Horace. Saint-Denis : un village québécois. Montréal, Hurtubise HMH, 1985. 392 p.
 
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