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Les familles seigneuriales sudcôtoise
Thème : Société et institutions

Les familles seigneuriales sudcôtoises : un art de vivre

Jacques Saint-Pierre, historien, 5 août 2002


L’abolition du régime seigneurial en 1854 marque la fin d’une époque qu’on peut qualifier de « glorieuse » pour les grandes familles, nobles ou non, de la Côte-du-Sud. Il suffit, pour s’en convaincre, de relire les écrits de quelques-uns des témoins de cette vie aristocratique dans la première moitié du 19e siècle. Ils décrivent un véritable art de vivre, qui disparaît après 1850. À l’instar de Pierre Casgrain, à Rivière-Ouelle, les seigneurs de la Côte-du-Sud semblent être de bons vivants. Servis par plusieurs domestiques, ils vivent à la campagne dans le confort de leurs spacieux manoirs. Certains doivent séjourner une partie de l’année à Québec, où ils sont appelés par leurs fonctions officielles. D’autres s’absentent périodiquement en raison de leurs affaires. Durant la saison estivale, ils restent cependant à la campagne pour s’occuper de leurs domaines, ou simplement pour goûter les plaisirs de la vie champêtre.
 
Au manoir de Rivière-Ouelle
 
À l’aube du 20e siècle, Philippe Baby-Casgrain évoque avec nostalgie ses souvenirs d’enfance chez son grand-père Pierre Casgrain : 
 
« Quand le bon vin avait porté la joie au cœur, la gaieté se manifestait pas des chansons, alternées par les dames et les messieurs, ce qui développait envers elles une galanterie toute française, en y mettant toutefois une réserve de bon ton et le respect qu’inspirait la dignité de caractère de l’hôtesse [c’est-à-dire madame Casgrain] qui présidait. Les amusements et les distractions dans une campagne monotone étaient comparativement peu nombreux et peu diversifiés; on cherchait alors à y suppléer de son mieux. La convivialité offrait une bonne ressource autour d’une excellente table; aussi notre aïeul tenait-il à avoir la sienne bien garnie et bien servie. En sus d’un maître d’hôtel en titre, le chef Rémi, il avait un aide-cuisinier nègre et une pâtissière, la vieille Marraine, dont le nom est resté légendaire dans la famille pour ses pâtés et confiseries. Il est naturel de supposer que les connaissances pratiques dans l’art culinaire apportées de France par le vieux père [c’est-à-dire l’ancêtre de la famille, qui était aubergiste] n’ont pas été négligées par les fils, mais bien plutôt mises à profit. »
 
À propos du cadre de la vie quotidienne des seigneurs d’autrefois, le mémorialiste écrit, dans une critique à peine voilée du matérialisme envahissant de la vie moderne : « On s’attachait en ce temps-là moins à l’apparat et plus à la substance. On aimait à avoir du beau linge et en abondance et des argenteries solides et massives pour l’usage journalier et pas plus. C’était, si on doit l’appeler ainsi, le seul luxe de la maison. L’ameublement était très simple, uni, se bornant aux besoins et au confort. »
 
Un souper chez un seigneur canadien
 
Une atmosphère assez semblable régnait au manoir seigneurial de Saint-Jean-Port-Joli si l’on en juge par la description d’un souper chez un seigneur canadien faite par Philippe Aubert de Gaspé dans son roman Les Anciens canadiens. « Le couvert était mis dans une chambre basse, mais spacieuse, dont les meubles, sans annoncer le luxe, ne laissaient rien à désirer de ce que les Anglais appellent confort », explique l’auteur avant de se livrer à une description détaillée de la décoration de cette salle à manger, dont le plancher est recouvert d’un tapis en laine fait au pays et les fenêtres sont habillées de rideaux aux couleurs vives fabriquées du même tissu, tout comme d’ailleurs les dossiers du canapé, des bergères et des chaises en acajou qui, avec un immense buffet, forment l’essentiel du mobilier de la pièce de réception du manoir. En ce qui concerne le menu, il témoigne d’un certain raffinement. Ainsi, la table à dessert porte une pile d’assiettes de porcelaine de Chine, deux carafes de vin blanc, deux tartes, un plat d’œufs à la neige, des gaufres et une jatte de confitures. 
 
Le seigneur Philippe Aubert de Gaspé vivait dans son manoir avec sa femme, ses enfants, sa belle-mère, sa mère et l’une de ses tantes. L’abbé Henri-Raymond Casgrain raconte : 
 
« Une douce gaîté [sic], assaisonnée du vieil esprit français, animait cette belle société, dont M. de Gaspé était l’âme. Sa verve intarissable, sa tournure d’esprit si originale, ses connaissances variées, son talent de narration faisaient oublier les heures en sa compagnie. Durant les longues soirées, quand la conversation commençait à languir, il ouvrait sa belle bibliothèque, et tirait un livre, prenait quelque passage choisi de Racine, de Molière, de Shakespeare ou d’autres, et en divertissait ses auditeurs avec un talent de lecture incomparable. […]

De temps à autre, pour initier ses enfants aux plaisirs de l’intelligence, M. de Gaspé leur faisait exercer une petite pièce de théâtre tirée des œuvres si jolies de Berquin [le premier auteur français à écrire des œuvres destinées spécifiquement à la jeunesse], ou des contes des Mille et une Nuits. On improvisait un théâtre dans le grand salon, et la pièce était jouée aux applaudissements de quelques amis et des censitaires du voisinage qu’on invitait à prendre part à cette petite fête. »
 
Si tous les seigneurs de la Côte-du-Sud ne possédaient pas la culture de Philippe Aubert de Gaspé, mais les activités de l’esprit occupaient une place assez importante dans leur vie. 
 
Ce n’est pas tant l’abolition du système lui-même que la disparition des seigneurs qui marque la fin du régime seigneurial. Les derniers seigneurs s’éteignent les uns après les autres et leurs héritiers quittent le lieu de leur enfance pour aller s’établir à Québec, à Montréal ou à Ottawa. C’est ce qui amène Philippe Baby-Casgrain à écrire en 1899 : « Quand il m’arrive d’aller à la Rivière-Ouelle, ma première visite est de me rendre au cimetière pour y prier sur la tombe de ceux qui ne sont plus, en attendant que mes cendres viennent se mêler aux leurs. Je me sens comme une épave laissée en arrière de quelques jours sur le torrent rapide du Temps. » Et il ajoute : « Le vieux manoir, comme ses anciens habitants, a vieilli et pris un air de vétusté. Il n’a plus pour moi le même aspect, à travers les nuages qui assombrissent mes souvenirs et les beaux jours envolés. »
 
 
Bibliographie :

Aubert de Gaspé, Philippe. Les Anciens canadiens. Montréal, Fides, 1975. 357 p.
Casgrain, Henri-Raymond. Philippe Aubert de Gaspé. Québec, Atelier typographique de Léger Brousseau, 1871. 123 p.
Casgrain, Philippe-Baby. Mémorial des familles Casgrain, Baby et Perrault du Canada. Québec, C. Darveau, imprimeur et photograveur, 1899. 198 p.
 
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