Thème :
Territoire et ressources
La disparition de la tourte (Ectopistes migratorius)
Jacques Saint-Pierre, historien, 27 mai 2002
La disparition de la tourte, aussi appelée pigeon voyageur, est souvent citée en exemple pour illustrer le comportement déprédateur des colons qui ont peuplé l’Amérique. Les spécialistes pensent que c’est probablement l’espèce animale la plus abondante à l’arrivée des Européens. Cependant la tourte est victime d’une chasse impitoyable durant plus de deux siècles. Pour la plupart des auteurs qui ont écrit sur le sujet, ce serait la principale explication de l’extinction de l’espèce. Mais sa disparition de la Côte-du-Sud semble attribuable d’abord et avant tout à la destruction de son habitat.
Manne ou calamité?
Le naturaliste Charles-Eusèbe Dionne, qui est originaire de la Côte-du-Sud, écrit au début du XXe siècle que la tourte était si commune dans la province qu’elle causait aux cultivateurs des dommages très considérables. Il explique : « J’ai souvent entendu dire que les Tourtes étaient tellement nombreuses qu’elles s’abattaient par bandes innombrables dans les champs de grain qu’elles abîmaient; aussi prenait-on tous les moyens possibles pour les détruire, soit en les appâtant sous de grandes rets soit en les tuant au fusil. » En fait, la tourte se nourrit surtout des fruits des arbres feuillus, mais de nombreux témoignages révèlent qu’elle ne dédaigne pas non le grain. Le jésuite Louis Nicolas fait même référence à une ordonnance du conseil souverain de la Nouvelle-France interdisant aux habitants de laisser un arbre dans leurs champs de peur que ces oiseaux ne s’y perchent et de là fondent sur les récoltes.
Les tourtes arrivent dans le ciel québécois au mois de mai et c’est au mois de juillet qu’elles se trouvent en plus grande quantité. Elles regagnent le sud des États-Unis en septembre. Les habitants de la campagne profitent de l’accalmie dans les travaux des champs qui précédent les récoltes pour leur donner la chasse. À cette époque de l’année, ce sont les adultes qui sont abattus. On consomme leur viande plus coriace en pâté ou en soupe. Quant aux pigeonneaux nés durant l’été, ils sont capturés au nid ou avant leur migration de septembre. Les habitants raffolent de leur chair tendre rôtie à la broche. Certains pratiquent même une forme d’élevage en coupant les ailes aux jeunes tourtes pour les engraisser et les manger plus tard à l’automne.
En 1872, l’abbé Léon Provancher constate que la tourte est beaucoup moins répandue que 30 ans auparavant. Il écrit alors : « Les chasses à l’affût et au filet ne sont presque plus connues à présent. Nos défrichements leur auraient-ils enlevé cette fraîcheur, qu’elles venaient chercher autrement dans nos forêts? On serait tenté de le croire. » La question de ce fin observateur de la nature est d’autant plus pertinente que l’espèce a résisté jusque-là à la chasse que lui livrent les habitants depuis les débuts de la colonisation.
L’impact de la colonisation
Sur la Côte-du-Sud, la diminution de l’espèce coïncide avec l’occupation par les colons de la ceinture d’érablières du piedmont des Appalaches, où elle nichait et trouvait sa nourriture. Il semble donc que ce soit bien davantage la destruction de son habitat naturel que la chasse qui soit à l’origine de sa disparition de la région.
Charles-Eusèbe Dionne fournit des informations précieuses sur la répartition géographique de la tourte. Il affirme en effet : « Pourtant la Tourte se voyait encore en grandes bandes jusqu’en 1875, dans plusieurs paroisses du côté sud du fleuve, entre autres à Trois-Pistoles, St-Paschal, St-Philippe-de-Néri, Mont-Carmel, St-Nicolas, etc. » Il est significatif que les trois paroisses de la Côte-du-Sud mentionnées par le naturaliste, qui a grandi à Saint-Denis de Kamouraska, sont toutes situées à l’intérieur des terres et sont de fondation récente : Saint-Pascal en 1827, Saint-Philippe-de-Néri en 1871 et Notre-Dame-du-Mont-Carmel en 1867. Un autre auteur de la région, l’abbé Alphonse Casgrain, va dans le même sens en écrivant que les gens de Saint-Pacôme, paroisse fondée en 1851, venaient vendre des tourtes à son père. Cette assertion est confirmée par Philippe Baby-Casgrain, qui écrit qu’on chasse la tourte « dans les hauteurs en arrière » de Rivière-Ouelle. L’espèce vit donc dans les profondeurs des seigneuries, dont les concessions servent longtemps de terres à bois aux habitants des vieilles paroisses du littoral.
Privées par le défrichement, à la fois de leur aire de nidification et de leur principale source de nourriture, les tourtes disparaissent peu à peu du paysage de la Côte-du-Sud. Vers 1890, elles sont réduites à quelques attroupements, et même à quelques individus isolés. Charles-Eusèbe Dionne explique, en 1906, que les derniers spécimens qu’il a pu se procurer remontent à plus de vingt ans et qu’ils ont été tués dans la forêt en arrière de Charlesbourg. Dans une entrevue à la revue Franc-Vert, le directeur général du Musée François-Pilote raconte que, vers 1880, on a essayé de multiplier des couples en captivité devant la menace d’extinction de l’espèce. Mais cette tentative a été vaine. En fait, le dernier vol de tourtes, composé d’une cinquantaine d’individus, a été observé vers 1900 dans le Michigan et l’une des dernières tourtes en liberté aurait été tuée à Québec, en 1907. Le dernier spécimen, une femelle nommée Martha, est mort au zoo de Cincinnati, le 1er septembre 1914.
Le Musée François-Pilote de La Pocatière possède dans ses collections ornithologiques une tourte naturalisée reçue en don du Séminaire de Sherbrooke. C’est l’un des rares exemplaires de l’espèce conservés au Québec. À la fin du XIXe siècle, les ornithologues n’hésitent pas à abattre les oiseaux rares ou en voie de disparition pour s’assurer d’en préserver un spécimen empaillé. C’est la raison pour laquelle on peut encore observer des tourtes dans les musées.
Bibliographie :
Dionne, Charles-Eusèbe. Les oiseaux de la province de Québec. Québec, Dussault & Proulx, 1906. viii-414 p.
Martin, Paul-Louis. Histoire de la chasse au Québec. Montréal, Les Éditions du Boréal Express, 1980. 279 p.
Provancher, Léon. « Faune canadienne : les oiseaux », Le Naturaliste canadien, vol. 4, no 11, novembre 1872, p. 324-325.
Saint-Pierre, Jacques. « L’habitant et l’environnement (XVIIe-XIXe siècles) : l’apport de l’histoire régionale », Thèmes canadiens, vol. 13, 1991, p. 101-114.