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Les chantiers de la Côte-du-Sud
Thème : Économie

Les chantiers de la Côte-du-Sud

Jacques Saint-Pierre, historien, 18 juillet 2002


L’arrière-pays de la Côte-du-Sud, qui est un territoire à vocation forestière, est l’objet d’une exploitation commerciale dans la seconde moitié du 19siècle. Les compagnies, dont le plus connue est la Price Brothers, obtiennent alors des concessions forestières sur les terres de la couronne et elles ont recours à la main-d’œuvre régionale pour leurs opérations d’abattage et de transport des billots. D’autres entrepreneurs, cette fois-ci de la région, prennent ensuite le relais jusqu’à ce que l’épuisement des réserves de bois les oblige à se tourner définitivement vers les forêts du Maine pour obtenir leur matière première. Pour les Sudcôtois, les chantiers deviennent alors une alternative au travail de la terre. 
 
Un camp vers 1880
 
S’il faut se fier au témoignage d’un voyageur américain publié en 1887, la vie dans les camps de bûcherons de la Côte-du-Sud est très difficile, sans être misérable. Le chantier qu’il visite est situé dans les concessions en arrière de Rivière-Ouelle. Au moment d’entrer dans la forêt, le voyageur rencontre une file de traîneaux transportant des vivres aux différents camps dans le secteur. Pendant que leurs chevaux grimpent seuls la montagne, les conducteurs les suivent ensemble pour discuter. Dans les endroits difficiles, ils laissent toujours les chevaux marcher à leur allure. Ils reprennent les rênes dans les descentes. Au moment de franchir la crête des Appalaches, le voyageur n’a pas le temps de contempler le panorama qui s’offre à la vue que le vent s’élève et qu’une bourrasque de neige le force à s’emmitoufler dans la peau de bison de son traîneau pendant que le conducteur s’efforce de suivre le chemin balisé. Il parvient au camp de bûcherons sans encombre.
 
À l’intérieur, deux lampes jettent à peine assez de lumière pour éclairer l’unique pièce, où les bottes, les bas et les vêtements pendent des poutres du plafond tandis que les bûcherons, pieds nus sur le bord de leur couchette ou assis sur un banc près du poêle, discutent en fumant une bonne pipée de tabac du pays. Après le souper, la plupart prennent un repos bien mérité, mais quelques-uns s’occupent à affûter leurs haches, réparer une chaussure, faire un brin de toilette avant de s’engouffrer sous leurs couvertures. Le cuisinier joue un rôle très important dans le camp, ce qui lui vaut le titre de « maîtresse de la maison »! C’est lui qui appelle les hommes aux repas, à la prière et qui s’assure que tout le monde soit au lit à 9:00, sauf le samedi soir, où le couvre-feu est retardé pour leur permettre de se divertir un peu en jouant aux cartes ou en participant à des concours de force ou d’adresse. Certains profitent de ce temps libre pour écrire à leurs proches. Le dimanche, un prêtre vient célébrer la messe sur un autel portatif.
 
Selon le même observateur, ces bûcherons sont des jeunes gens qui ne sont pas mariés ou des journaliers qui n’ont pas de terre à cultiver; ils passent l’hiver à bûcher, travaillent à la drave au printemps et vont pêcher sur les côtes gaspésiennes durant l’été. 
 
Qu’en disent les bûcherons?
 
Jos-Phydime Michaud, de Kamouraska, qui a travaillé dans les chantiers durant deux hivers consécutifs, affirme que la vie était dure. « À l’automne, les camps venaient tout juste d’être construits et tout était bien propre. Mais comme il y avait toujours des gars qui portaient les poux à l’année ils greyaient les autres. À un moment donné, les cent cinquante hommes du camp se sentaient piqués dans le cou et dans le dos. Et ça puait le diable, là-dedans, même si on lavait notre linge tous les dimanches dans de grandes cuves. » Les conditions hygiéniques, qui laissent déjà à désirer dans les maisons, sont évidemment un problème dans les camps. 
 
Un résident de Saint-Denis, qui a lui aussi travaillé deux ans dans les chantiers, évoque un autre problème, soit celui des relations de travail. Il avait 19 ans lorsqu’il y est allé pour la première fois avec son frère. Il y avait beaucoup d’anglophones au camp et les deux jeunes gens ne pouvaient pas les comprendre. Il écrit candidement : « Si j’avais eu l’expérience du travail au chantier, je n’aurais pas en tant de peine à comprendre les instructions qu’ils me donnaient en anglais. » Et il ajoute plus loin : « C’est agaçant de ne rien comprendre. C’était pire pour eux d’engager un homme et de ne pas être compris de lui. » Il trouvait également difficile d’avoir à marcher plus de 5 km par jour pour se rendre du camp jusqu’au chantier. 
 
Mais, pour ce dernier, le travail a été plus facile la seconde année et s’il n’en avait tenu qu’à lui, il serait retourné dans les chantiers jusqu’à son mariage. Il faut comprendre que pour des fils de cultivateurs comme lui, habitués à trimer dur, cette expérience de jeunesse représente une évasion des travaux de la ferme, de l’autorité familiale et de la pression sociale.
 
De bûcherons à travailleurs forestiers 
 
À l’échelle de la province, les conditions de travail des bûcherons s’améliorent très nettement à compter des années 1930. À la suite de dénonciations d’abus dans les chantiers, des normes minimales en matière de rémunération, d’hygiène et de conditions de travail sont fixées par le ministère du Travail. L’Union catholique des cultivateurs s’efforce, quant à elle, de regrouper les bûcherons en syndicat. Toutefois le travail en forêt demeure encore à l’époque une activité complémentaire à l’agriculture dans plusieurs régions, dont la Côte-du-Sud. La généralisation de la scie mécanique et la mécanisation du transport du bois dans les années 1950 contribuent à alléger la tâche des bûcherons. Désormais, les opérations forestières ne sont plus restreintes à la seule saison hivernale, mais s’étendent sur une plus grande partie de l’année. Le métier se professionnalise sous la pression de l’UCC : les bûcherons de jadis deviennent des travailleurs forestiers. 
 
Le travail en forêt est aujourd’hui le métier d’une partie importante des résidents des paroisses de l’arrière-pays appalachien. Ils sont les héritiers de ces journaliers ou fils de cultivateurs qui sont montés aux chantiers dans la seconde moitié du 19e siècle pour faire vivre leur famille ou simplement pour connaître une expérience différente.
 
Bibliographie :

Farnham, Charles Haight. « Canadian Voyageurs on the Saguenay ». Harper’s New Monthly Magazine, vol. 76, décembre 1887-mai 1888, p. 536-556.
Michaud, Jos-Phydime. Kamouraska de mémoire… Souvenirs de la vie d’un village québécois. Montréal, Boréal Express, 1981. 259 p. 
Miner, Horace. Saint-Denis : un village québécois. Montréal, Hurtubise HMH, 1985. 392 p.
 
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