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La « tragédie du lac Saint-Jean »
Thème : Économie

La « tragédie du lac Saint-Jean » : lutte entre industriels et agriculteurs

Camil Girard et Laurie Goulet, Groupe de recherche Histoire (GRH), Université du Québec à Chicoutimi. 2003

 
Dès le début du 20e siècle, le potentiel hydro-électrique du lac Saint-Jean intéresse les investisseurs américains qui en ont besoin pour alimenter leurs projets de développement industriel. Ces derniers doivent aménager des barrages afin de hausser le niveau du lac Saint-Jean pour que son débit soit constant. Ils travaillent donc pour obtenir des concessions auprès du gouvernement. 
 
D'un autre côté, il y a les agriculteurs qui ne veulent pas perdre leurs terres agricoles situées à proximité des berges du lac. Commence donc une lutte féroce entre deux parties : le gouvernement et les industriels face aux agriculteurs et à certaines municipalités jeannoises. Voyons les grandes lignes de cette « tragédie du lac Saint-Jean » survenue à la fin des années 1920.
 
En 1913, la Quebec Development Company  est fondée par le magnat du tabac américain, James Buckanan Duke avec la collaboration de deux industriels de la région, William Price III et B.A. Scott. Ils veulent construire un barrage à Isle-Maligne (situé sur la Grande Décharge, Alma) qui permettra de monter le niveau du lac pour assurer un débit annuel pour la production d’électricité. En 1914, ils obtiennent l'appui du gouvernement provincial de Lomer Gouin, libéral. Les travaux peuvent donc commencer : on exproprie les habitants qui vivent sur les rives de la Grande Décharge et des études préliminaires prennent forme. Dès 1915, certains agriculteurs des environs de Roberval protestent au gouvernement contre la montée du niveau du lac. La Première Guerre mondiale retarde cependant la réalisation du projet jusqu'en 1922. 
 
Le 12 décembre de cette année-là, le gouvernement provincial donne le droit à la Quebec Development Company de construire un barrage au Lac-Saint-Jean. Deux années plus tard, la compagnie change de nom et devient la Duke-Price Company. En 1925, le gouvernement donne le feu vert à la compagnie : elle peut élever le niveau du lac à 17,5 pieds sur l'échelle d'étiage. Cet instrument de mesure, situé sur une base de pierre à la pointe Scott et déménagé au quai de Roberval, indique une hauteur qui entraîne des inondations de terres agricoles. Pendant les crues printanières, les risques sont accrus puisque le lac monte à 15 ou 20 pieds. Les agriculteurs continueront donc de se plaindre et se regrouperont surtout après les graves inondations des printemps 1927 et 1928, au sein du Comité des cultivateurs lésés. Onésime Tremblay dirige l'ensemble.
 
Les travaux sont terminés en juin 1926. Le lac monte à 15 pieds et se maintiendra tout l'été à ce niveau, ce qui ne s'était jamais vu auparavant. Au mois de juillet, des inondations sont constatées à Roberval, Saint-Méthode et dans quelques paroisses entourant le lac Saint-Jean. De grands dommages surviennent et le niveau de 17,5 pieds n'est pas encore atteint. Les cultivateurs ont bel et bien adressé des plaintes, mais le gouvernement ne réagit pas. La compagnie Duke-Price s'engage à dédommager les sinistrés et à reconstruire le système d'égouts de Roberval qui a été détérioré.
 
Cependant, la plupart des agriculteurs ne veulent pas de compensations monétaires : ils désirent récupérer leurs terres fertiles qui n'ont pas de prix à leurs yeux. Une commission d'arbitrage est mise sur pied afin de régler les nombreux litiges. 
 
La situation demeure relativement stable jusqu'au printemps de l'année 1928. Un hiver enneigé et des pluies printanières abondantes contribuent à la hausse anormale des eaux du lac Saint-Jean. Une inondation sans pareille est vécue par les Jeannois. Le 25 mai, l'échelle est à 20 pieds, alors que le 31, le niveau atteint 23,7 pieds. La plupart des terres de la municipalité de Saint-Méthode sont inondées. Les dommages sont importants. Les routes sont impraticables et plusieurs familles ont dû être délogées de leur foyer. On doit même évacuer les malades de l'hôpital Roberval et les environs se retrouvent ainsi isolés par une immense étendue d'eau. Heureusement, le 1e juin, le niveau de l'eau commence à descendre. Les Robervalois reprennent peu à peu leurs activités.
 
La compagnie accorde des indemnités financières aux agriculteurs qui ont perdu leurs terres, mais peu d'entre eux estiment avoir reçu le prix juste de ces espaces cultivables. Le Comité des cultivateurs lésés continue sa lutte, mais en vain. Le gouvernement libéral d’Alexandre Tascherau est peu enclin à lutter contre les grands industriels qui assurent la création d’emploi en région. Plusieurs causes sont portées devant les tribunaux et certaines se rendent même au Conseil privé de Londres, mais sans succès. Onésime Tremblay, qui s'est investit à fond dans cette lutte voit sa ferme et toutes ses possessions vendues aux enchères. Le lac Saint-Jean devient, avec ce changement, un immense réservoir d’eau pour assurer la production d'électricité aux industries situées majoritairement au Saguenay. 
 
En conclusion, nous pouvons dire que les démarches des cultivateurs ont été vaines. Dans ce contexte, ces protestations s’inscrivent dans une perception bien ancrée dans les régions, à savoir que les populations régionales sont peu consultées et écoutées lorsqu’il s’agit de développement qui les touchent pourtant au plus haut point. Finalement, l'agriculture a dû payer le prix d'une industrialisation naissante dans la région.
 

Bibliographie :

Girard, Camil et Normand Perron. Histoire du Saguenay–Lac-Saint-Jean, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1989. 665 p.
Vien, Rossel. Histoire de Roberval, cœur du Lac-Saint-Jean 1855-1955, Chicoutimi, Société Historique du Saguenay, 1955. 369 p.
Collectif. « Dossier : la tragédie du lac Saint-Jean », Saguenayensia, vol. 22, no 2, mars-avril 1980, 96 p.
 
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