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La transformation de la morue et le travail...
Thème : Territoire et ressources

La transformation de la morue ou le travail à la chaîne avant l’invention du mot

Mario Mimeault, Ph. D. Histoire. Gaspé, 26 juillet 2002


La préparation de la morue séchée-salée est une opération complexe que les pêcheurs basques ont développée au cours des générations et montrée aux Canadiens à la faveur d’une cofréquentation des côtes de la Nouvelle-France. Il existe tout un personnel attaché à la capture et à la transformation de la morue. Cette dernière passe par plusieurs étapes et nécessite le recours à des travailleurs spécialisés autant que de haute compétence. Or, il arrive que le procédé de préparation du poisson s’exécute dans un enchaînement de gestes répétitifs, courts et précis qui ne sont autre chose, en fait, qu’un travail à la chaîne.
 
Préludes
 
Nicolas Denys, et plusieurs autres informateurs après lui, fournissent une excellente description des opérations de transformation de la morue séchée-salée, de l’habillage de la morue, si on veut emprunter au langage des spécialistes de l’époque. Et pour poursuivre dans la même veine, il faut appeler le produit fini, qui est le poisson sec, la merluche. La description que Nicolas Denys fournit de sa préparation vient d’un homme d’expérience et non seulement d’un visiteur de passage.
 
Le poisson conservé pour la préparation de la merluche est plus petit que celui retenu pour faire la morue verte. Les pêcheurs de Percé ont comme habitude de les échanger avec leurs confrères des bancs à raison de deux petites morues pour une grande. La raison en est que, plus grande et plus épaisse, elle se prête mal au séchage. En plus, elle serait gâtée par les vers avant qu’elle ne soit à point. Et si les pêcheurs ne peuvent l’échanger, ils la mettent quand même au vert, faute de mieux. Cette manière de transformer le poisson ne peut se faire que sur la côte en raison des besoins en espace. Elle oblige les pêcheurs à s’installer au même endroit pendant des mois et à l’aménager en conséquence du travail à accomplir. Ce type d’opération demande des dépenses beaucoup plus considérables que la pêche sur les bancs. Par ailleurs, alors que cette dernière demande vingt-cinq hommes pour un navire de 200 tonneaux, il en faut cinquante pour s’adonner à la sècherie du poisson à terre. Les déboursés vont de pair. Un équipage doit apporter des provisions de bouche pour six à huit mois. Il lui faut aussi deux fois plus de sel que sur les bancs où il mettra en cale de quarante à cinquante mille poissons alors que les morutiers impliqués dans la pêche sédentaire en embarquent jusqu’à 200 milles.
 
Le personnel d’accompagnement
 
Faire fonctionner un établissement de pêche sédentaire demande, en dehors des officiers du navire, un personnel hautement spécialisé. Le capitaine assure la charge de Maître de grave, c’est-à-dire qu’il dirige et supervise à terre toutes les étapes de la préparation du poisson. Il doit, pour ce faire, coordonner le travail de plusieurs corps de métier. Le personnel des cuisines est sous la responsabilité du Maître-valet. Complètement étranger à la capture et à la transformation du poisson, il doit monter les installations propres à assurer l’alimentation des hommes pendant tout l’été. Il peut se procurer un peu de viande fraîche dans les bois environnants et ensemencer un jardin près de la cuisine pour agrémenter l’ordinaire des officiers. La qualité de son travail peut autant amener au capitaine des hommes de qualité que les faire fuir à la saison suivante. Des charpentiers accompagnent chaque équipage pour monter les chaloupes à leur arrivée en Amérique et les réparer au besoin. Leur revient aussi le soin d’ériger les échafauds (quais dont le plancher est ajouré) et les bâtiments pour abriter les hommes. Le canonnier a pour tâche d’assurer la défense de l’établissement à l’aide de pièces d’artillerie. Il peut aussi participer à la pêche. Tous, en fait, font double, sinon triple ou quadruple emploi. C’est le cas aussi du chirurgien. L’armateur est obligé par la loi d’en engager un et de lui fournir un coffre d’instruments chirurgicaux, mais c’est lui qui trouve ses médicaments. Il doit manier aussi bien le couteau que le scalpel puisqu’il est aussi appelé à remplir la fonction de décolleur (celui coupe la tête de la morue au moment de son habillage). S’ajoute à son travail l’obligation de faire la barbe et les cheveux à l’équipage. Dans ses temps morts, il travaille au transport de la morue à terre. 
 
Les hommes engagés à la capture 
 
La capture du poisson se fait sur les bancs situés à proximité des côtes de la Gaspésie à l’aide d’embarcations. Chacune est sous la responsabilité d’un Maître de chaloupe. Il a à son bord deux hommes, un qui agit en tant que bossoin et l’autre comme arrimier. Le premier a la charge, au petit matin, d’aller quérir les provisions de bouche à la cuisine pour la journée. Il s’appelle ainsi parce qu’il est responsable de la bosse de la chaloupe, c’est-à-dire du cordage fixé à l’avant et au bout duquel est attaché un grappin. Le bossoin jette l’ancre à l’eau une fois arrivé sur le banc et l’arrimier, assis à l’arrière, est celui qui attache la barque à l’échafaud au moment du retour à terre. Les deux hommes pêchent aussi longtemps qu’il faut pour remplir leur bateau. Au retour, ils déposent leur morue sur l’échafaud avec l’aide de deux garçons de grave attachés au service de la chaloupe à terre. Une fois celle-ci vidée de sa cargaison, le bossoin la met à l’ancrage et la nettoie. Il place ensuite le mât au fond de la barque, plie les voiles et les rangent le long d’un des côtés de l’embarcation puis il accroche les rames à leur place, de l’autre côté. Ce travail accompli, l’équipage se transforme en habilleurs, c’est-à-dire qu’ils s’occupent d’évider la morue. 
 
Les habilleurs
 
Quand le poisson s’accumule sur l’échafaud, les Maîtres de chaloupe, arrimiers et bossoins se placent à l’étal (grande table de travail), revêtent un costume approprié et aiguisent leurs couteaux. Les garçons de grave, engagés exclusivement pour la manutention, leur apportent les morues à l’aide de boyards (civières). L’habillage proprement dit commence alors et se déroule en trois temps : la première étape relève du piqueur qui tranche le cou du poisson, lui ouvre le ventre jusqu’au nombril puis coupe un os à la hauteur des ouïes. Il passe ensuite la morue à son voisin, le décolleur. Celui-ci la vide de ses viscères, mais prend soin de récupérer le foi et les raves, ou œufs, pour les déposer chacun dans un récipient prédéterminé. Ceci étant fait, il retourne la morue sur le ventre, lui détache la tête du corps et la pousse à l’habilleur, placé de l’autre côté de la table. Ce dernier décharne l’arrête du poisson de sa chair à l’aide de son couteau puis la jette à sa droite dans une brouette destinée à cet effet. 
 
Les saleurs et le personnel d’appoint
 
Le salage de la morue s’effectue sur le même échafaud. Les garçons de grave transportent le poisson dans leur brouette jusqu’à la saline. Là, deux ou trois hommes l’étalent par terre, tête contre queue, la peau en dessous. Le saleur peut alors le saupoudrer de sel comme il le juge à propos, mais pas trop pour ne pas le brûler, ni trop peu pour qu’il ne se gâte. Les hommes procèdent ensuite à une seconde couche qui reçoit à son tour son quota de sel et ainsi de suite jusqu’à ce que la pêche de la journée soit toute apprêtée. Quand le travail est accompli, souvent très tard le soir, les jeunes garçons nettoient les étals, lavent les tabliers des habilleurs et les mettent à sécher. Ils grattent ensuite le plancher de l’échafaud puis, alors seulement, ils vont manger. Si jamais l’un d’eux n’a pas accompli sa tâche à la satisfaction du capitaine, il est soumis au fouet et ses compagnons de même, « par compagnie », comme l’écrit si bien Nicolas Denys. 
 
Les hommes laisseront la morue s’imprégner ainsi de sel afin de la faire « suer », c’est-à-dire de perdre son eau. Après un jour ou deux, il reste à la laver et à l’étaler sur la grave ou sur des vigneaux pour lui donner le soleil et la faire sécher. Après quoi, les garçons de grave en feront des piles en attendant de l’embarquer dans le navire à la fin de l’été. 
 
La capture et la transformation de la morue en poisson séché-salé demande donc un personnel nombreux et aussi qualifié que polyvalent. Les étapes à suivre dans le processus sont rigoureuses et la qualité du produit final autant que des profits anticipés dépendent de la bonne coordination de chacune. C’est aussi de la sorte que la succession des tâches liées à ce processus peut être présentée comme un travail à la chaîne.
 

Bibliographie :

Denys, Nicolas, « Description géographique et historique des costes de l'Amerique septentrionale avec l'Histoire naturelle du Pais », Clarence Joseph d'Entremont, Nicolas Denys et son œuvre. Yarmouth (N. E.), Imprimerie Lescarbot, l982, chapitres III à X, p. 157 à 169.
 
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