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Une culture de frontière ?
Thème : Culture

Une culture de frontière ? La vie culturelle dans le « pays neuf » de l’Abitibi-Témiscamingue

Marc Riopel, Ph.D. Histoire, À travers le temps enr., Hudson, 29 juillet 2004


Monter en pays de colonisation ou encore dans les villes minières implique beaucoup de changements sociaux et culturels chez les pionniers de l’Abitibi-Témiscamingue. En effet, lorsque les colons-agriculteurs gagnent les forêts témiscamiennes, à la fin du XIXe siècle, ils laissent tout derrière eux et repartent de zéro. Même chose pour ceux qui se rendent le long de la voie ferrée du Transcontinental en Abitibi, au début du XXe siècle, et ceux de l’époque de la colonisation dirigée des années 1930. Les villes minières abitibiennes, ouvertes au début des années 1930, se distinguent des villages ruraux par leur caractère cosmopolite et leur effervescence sociale. En fait, en Abitibi-Témiscamingue, il se développe une culture de frontière, où les activités culturelles, la solidarité communautaire et les institutions se fondent sur la créativité des habitants qui sont appelés à relever les défis du recommencement. 
 
La colonisation agricole du territoire de l’Abitibi-Témiscamingue se déroule en trois vagues et s’étire de 1885 à 1940. En fait, ces familles canadiennes-françaises reconstruisent une société à la frontière calquée sur celle du Québec d’en-bas, mais qui possède ses propres caractéristiques. Il s’agit en fait d’un mélange entre une société traditionnelle et une société nouvelle, caractéristique du milieu pionnier qui offre la possibilité de se libérer d’une partie des traditions du passé. La vie à la frontière accorde une place importante à la famille et à la communauté. Toutefois, cela se manifeste différemment selon qu'il s'agisse des colons du Témiscamingue des années 1880, des colons de l’Abitibi des années 1930 ou des habitants des villes minières. 
 
La société rurale traditionnelle se manifeste par la reproduction des institutions sociales et culturelles existantes dans leur paroisse d’origine. Ainsi, peu après leur arrivée, les colons-agriculteurs construisent une église pour leur village et mettent sur pied une commission scolaire et un conseil municipal. Ils organisent des fêtes culturelles et religieuses, dont la Saint-Jean-Baptiste au fort Témiscamingue, près de Ville-Marie, en 1888. Le curé occupe une place importante dans la vie sociale et culturelle de la paroisse, mais les colons se gardent une marge de manœuvre. C’est ainsi que les citoyens de Ville-Marie, dans les années 1890, organisent un tribunal « populaire » en pleine nuit dans les locaux du Palais de justice afin de chasser des indésirables de passage dans la localité! Par ailleurs, dans les années 1930, les colons abitibiens développent un modèle de solidarité communautaire original en fondant des chantiers coopératifs. 
 
Le boom minier que connaît la région à compter du milieu des années 1920 entraîne la formation de villages construits spontanément et sans planification autour des villes minières. C’est dans ces villages que l’esprit d’indépendance et de liberté des nouveaux habitants sera le plus prononcé. Et pour cause! Pendant les premières années, ces camps miniers ne connaissent aucun contrôle social. Ils y attirent gamblers, bootleggers, prostituées et aventuriers de toutes sortes. À cette époque, les médias rendent célèbres ces camps en raison de l'effervescence sociale qui les caractérise. Toutefois, cette turbulence ne dure guère puisque le gouvernement met en place un contrôle judiciaire et adopte la loi sur les villages miniers afin d’obliger les compagnies à construire une ville à proximité de leurs installations, ce qui mettra un frein au développement anarchique. Plusieurs de ces camps tels que Roc d’Or et Paris Valley près de Malartic, Hollywood près de Val-d’Or, Rouyn-Sud, près des installations minières de la Noranda, Gains Moore et Mud Lake près de Belleterre, sont alors démolis ou transformés en village organisé. 
 
En milieu urbain comme en milieu rural, les divertissements se font en famille, notamment lors de soirées improvisées. Les danses sont alors à l’honneur, malgré leur interdiction par le clergé, ainsi que le chant, la musique et les jeux. On valorise également les activités communautaires telles que les corvées dans les campagnes et les réseaux culturels, sportifs et politiques dans les villes. Par ailleurs, plusieurs communautés ethniques côtoient les Canadiens français dans les villes minières abitibiennes, offrant ainsi une variété de manifestations culturelles et sociales. Les Polonais forment le groupe majoritaire et la plupart travaillent à la mine Noranda. Des familles juives possèdent des pharmacies, magasins à rayons et des cinémas. Des Chinois dirigent des buanderies et des restaurants. Une famille italienne, les Montemurro, fonde une chaîne d’alimentation. Des Finlandais ouvrent des restaurants coopératifs, des bains publics et des saunas. Des femmes finlandaises, ukrainiennes et russes offrent des services de chambre et pension. Des relations culturelles et sociales se développent entre ces communautés, comme l’écrit Odette Vincent :
 
« Les communautés les plus importantes en nombre, comme les Polonais (Polish cultural Club: 1949-1973) et les Ukrainiens, possèdent des organisations mieux structurées, alors que d'autres groupes profitent des accommodations fournies par les églises locales pour leurs activités sociales sporadiques : pique-niques familiaux, danses et, dans certains cas, cours de la langue d'origine. Entre 1930 et 1950, se crée à Rouyn-Noranda un réseau de salles communautaires utilisées à des fins éducatives, récréatives et politiques. […]
 
« En raison des affinités linguistiques ou des affiliations politiques et religieuses, les divers groupes entretiennent entre eux des relations sociales privilégiées. Les Finlandais et les Ukrainiens pro-communistes partagent les mêmes salles de réunions. Les Slovaques fréquentent, à l'occasion, les Polonais et les Ukrainiens catholiques; les Biélorusses voisinent les Ukrainiens nationalistes. Les différences peuvent être telles à l'intérieur d'une même communauté que chez les Ukrainiens pro-communistes, par exemple, on ne fête pas les mêmes anniversaires et on n'organise pas les mêmes activités que chez leurs «rivaux» nationalistes. Dans plusieurs cas, les familles entretiennent des liens avec les parents restés au pays d'origine. » (p. 383)
 
En bref, une culture spécifique se développe dans les régions frontalières comme l’Abitibi-Témiscamingue. Elle reproduit en partie la société rurale traditionnelle des vieilles paroisses du Québec et produit ses propres caractéristiques. Les zones rurales se différencient des zones urbaines, marquées par le développement minier. L’effervescence sociale des camps miniers fait place aux villes planifiées où se retrouvent différentes communautés ethniques possédant chacune leur propre culture. 
 
 
Bibliographie :
 
Asselin, Maurice. La colonisation de l’Abitibi. Un projet géopolitique. Rouyn, Collège de l’Abitibi-Témiscamingue, 1982. 171 pages. Cahiers du département d’histoire et de géographie, Travaux de recherches, no 4. 
Riopel, Marc. De la Baie-des-Pères à Ville-Marie. Ville-Marie, Comité du centenaire de Ville-Marie, 1986. 307 pages.
Vincent, Odette. « Au carrefour des influences : la vie socio-culturelle », dans Odette Vincent (dir.), Histoire de l'Abitibi-Témiscamingue. Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1995, p. 369-409. Collection Les régions du Québec no 7. 
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