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La bataille entre la beurrerie coopérative et la beurrerie privée
Thème : Économie

La bataille entre la beurrerie coopérative et la beurrerie privée au début des années 1960

Marc Riopel, Ph.D. Histoire, À travers le temps enr., 31 juillet 2002

 
Au tournant des années 1960, l’industrie laitière constitue la principale activité des agriculteurs du Témiscamingue. Les usines de transformations se divisent en deux groupes, avec d’un côté, les beurreries coopératives locales et, de l’autre, la beurrerie Lafrenière, une entreprise privée située à Laverlochère. Le processus de modernisation de l’agriculture qui se déroule à cette époque oppose deux visions parmi les producteurs laitiers, les partisans du coopératisme et les partisans de l’entreprise privée. Une lutte s’engage alors entre ces deux types de producteurs pour l’obtention des subventions gouvernementales servant à moderniser l’usine de transformation des produits laitiers. En dernière instance, ce sont les agriculteurs de la région qui décideront de l’issue de ce dossier. Suivons l’histoire de ce conflit et son dénouement. 

Dès la fin des années 1940, la structure des petites beurreries coopératives locales présente quelques signes d’essoufflement. La plupart d’entre elles font face à des difficultés financières et d’organisation. Les dirigeants des coopératives et ceux de l’Union catholique des cultivateurs (UCC) se penchent alors sur cette question afin de trouver des solutions à ces problèmes. Ainsi, en 1949, l’Association des producteurs laitiers du Témiscamingue voit le jour dans le but de concerter les actions des petites beurreries locales. Cela leur permet notamment de diminuer les coûts de production en regroupant les achats de fournitures et le service de mise en marché des produits finis. Les beurreries se placent ainsi en meilleure position de négociation tant avec les fournisseurs qu’avec les clients. 

Pendant ce temps, la Beurrerie Lafrenière entreprend un programme de modernisation de ses installations manufacturières et de diversification de sa production. Dans les années 1950, Lafrenière achète de nouveaux équipements qui lui permettent de produire non seulement du beurre, mais aussi du lait en poudre, de la caséine et de la crème glacée. Elle utilise ainsi tous les éléments nutritifs du lait contrairement aux beurreries coopératives qui ne transforment que le gras du lait. Pour les agriculteurs, il s’avère économiquement plus rentable de vendre le lait entier à la Beurrerie Lafrenière et, ce qui représente qui plus est une diminution de la somme de travail puisqu’ils n’ont plus à écrémer le lait sur leur ferme. Dans toutes les localités, quelques agriculteurs, jadis « patrons » de la beurrerie coopérative locale, optent dorénavant pour la Beurrerie Lafrenière. Ces désertions des coopératives locales contribuent à la diminution de leur chiffre d’affaires, mettant en péril leur survie financière. 

Cette situation amène, en 1962, les dirigeants de l’Association des producteurs laitiers et les différents acteurs de l’industrie régionale à parrainer un comité d’étude, chargé de formuler des recommandations sur l’organisation de cette industrie. Les membres de ce comité concluent que la structure des beurreries locales ne répond plus aux besoins des agriculteurs. Ils suggèrent le regroupement des opérations de transformation au sein d’une beurrerie coopérative régionale. Le processus de centralisation donne lieu à de solides discussions entre les membres des coopératives locales. Les dirigeants de ces coopératives recommandent à leurs membres la fusion des beurreries locales. Certains membres critiquent cependant le regroupement et préfèrent se tourner du côté de l’entreprise privée en laquelle ils voient plus d’avenir, tandis que d’autres croient encore à la formule coopérative et suivent les recommandations de leurs dirigeants. 

Le mouvement de fusion des coopératives locales s’amorce en 1962 lorsque celles de Latulipe et de Lorrainville se regroupent, suivies de celles de Béarn et de Fabre. Puis, en 1965, la Coopérative agricole du Témiscamingue voit le jour avec la fusion des coopératives locales de Saint-Eugène, de Lorrainville-Latulipe, de Moffet, de Fabre-Béarn et de Notre-Dame-du-Nord. Le siège social est situé à Notre-Dame-du-Nord, qui est alors la plus grosse coopérative de la région. Quelques mois plus tard, un nombre important de producteurs de Beaudry, de Laforce et de Ville-Marie se joignent également à cette nouvelle coopérative. Quant à la beurrerie de Guigues, après de longues discussions et de nombreuses hésitations, le conseil d’administration recommande à ses membres l’adhésion à la coopérative régionale.
 
Le regroupement des coopératives place la beurrerie coopérative régionale sensiblement sur le même pied que la Beurrerie Lafrenière en ce qui a trait au volume de production. Les dirigeants de la Coopérative planifient la construction d’une usine pour la fabrication du beurre, du lait en poudre par un procédé de pulvérisation, du fromage et de la caséine. Ils obtiennent même l’appui de fonctionnaires du ministère de l’Agriculture. La Beurrerie Lafrenière projette elle aussi la construction d’une nouvelle usine et discute également de son projet avec le ministère de l’Agriculture. En 1967, ce dernier dévoile son programme d’aide à l’industrie laitière qui stipule notamment qu’une seule usine par région sera subventionnée pour procéder à sa modernisation, en particulier celles qui produisent efficacement et économiquement. 

Par contre, la Coopérative agricole éprouve alors des sérieux problèmes de liquidités, le regroupement n’ayant apporté que très peu d’argent dans les coffres. Le débat sur le soutien à la Beurrerie coopérative fait par ailleurs toujours rage chez les agriculteurs. Dans le courant de l’année 1967, un grand nombre de producteurs laitiers délaissent la coopérative au profit de la Beurrerie Lafrenière. Du  même coup, les projets et la survie même de la Coopérative sont affectés par cette décision des agriculteurs. Devant ce choix des producteurs, le ministère de l’Agriculture alloue la subvention à la Beurrerie Lafrenière. Cette dernière acquiert finalement, en 1968, les actifs de la Coopérative agricole. Depuis, tous les producteurs laitiers de la région vendent leur lait à la Beurrerie Lafrenière, l’unique usine de transformation de la région. Ce dénouement met fin aux aspirations de partisans du coopératisme agricole en région. 

En somme, la course aux subventions entre les deux types d’usine de transformation laitière dans la région soulève un autre débat, celui du type d’entreprise le plus apte à diriger le processus de modernisation souhaité par le ministère de l’Agriculture. Les agriculteurs de la région ont soutenu leurs beurreries coopératives locales jusqu’au début des années 1960. Par la suite, ils ont conclu que l’entreprise privée offrait de meilleures perspectives d’avenir. 


Bibliographie :

ANQ, Centre de l’Abitibi-Témiscamingue. FondS UCC-UPA. Dossier coopérative agricole du Témiscamingue, dossier P79/15-530. Association des producteurs laitiers du Témiscamingue, Rapport et bilan de l'actif et du passif en date du 15 septembre 1966, préparé par G. André Charland, secrétaire.
ANQ-AT. Fonds UCC-UPA. Dossier coopérative agricole du Témiscamingue, dossier P79/15-540, Association des producteurs laitiers du Témiscamingue, Lettre du président de la Coopérative Agricole du Témiscamingue, M. Camille Bergeron, adressée au Conseil Économique du Nord-Ouest Québécois, 1966. 
ANQ-AT. Fonds UCC-UPA. Dossier coopérative agricole du Témiscamingue, P27/1-44, Document remis à l’assemblée générale spéciale, 5 avril 1968. 
ANQ-AT. Fonds UCC-UPA. Dossier coopérative agricole du Témiscamingue, dossier P79/15-530, Association des producteurs laitiers du Témiscamingue, Rapport annuel 1963.
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