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Le port franc de Gaspé
Thème : Économie

Le port franc de Gaspé, 1860-1866

Mario Mimeault, Ph. D. Histoire. Gaspé, 3 août 2002


La baie de Gaspé possède un port naturel en eau profonde inégalé dans l’est de l’Amérique du Nord. Depuis le Régime français jusqu’à nos jours, les témoignages ne cessent de le confirmer. Destination privilégiée des navires en provenance des grands ports morutiers sous le Régime français, l’endroit est considéré comme « la clef du Canada ». Pourtant son havre est abandonné au profit de Louisbourg. Point d’arrêt obligé pour tous les bateaux en provenance d’Europe, tant sous les Régimes français qu’anglais, son port devient le centre des opérations des grandes compagnies de pêche jersiaises au XIXe siècle. Le Canada, qui signe un traité de réciprocité avec les États-Unis en 1854, voit poindre une période d’intenses relations commerciales avec son voisin du sud. Aux fins de protéger son industrie halieutique, la colonie pose deux gestes : la mise, quatre ans plus tard, d’un service de la protection des pêcheries canadiennes dans le golfe Saint-Laurent à partir du port de Gaspé et la création en 1860 d’un port franc à la même place.
 
Ce qu’est un port franc
 
En créant le port franc de Gaspé en 1860, le gouvernement canadien établit une zone où toutes les marchandises provenant de l’extérieur de la colonie peuvent entrer sans se voir imposer des droits de douane. Une douane est un montant d’argent ajouté au prix des produits d’importation susceptibles de compétitionner les articles locaux. Or, en 1860, Ottawa crée deux pôles commerciaux par où les marchandises étrangères peuvent accéder au marché canadien sans droits d’entrée, Sault-Sainte-Marie, à l’extrémité ouest des Grands Lacs, et Gaspé, sur le littoral atlantique. Par le premier, passeront les produits en provenance des États-Unis. À Gaspé, transiteront les navires d’Europe ou des États-Unis qui arrivent de l’océan Atlantique et se dirigent vers le port de Québec par la voie maritime du Saint-Laurent. 
 
Dans le cas de Gaspé, la zone franche établie en 1860 déborde largement son cadre géographique. La loi ne dit pas que les marchandises doivent être débarquées sur les quais de Gaspé même, ce qui créerait des engorgements, mais dans une étendue de 250 milles tout autour. En clair, tous les ports de la baie des Chaleurs, de la côte nord-gaspésienne, ainsi que les havres de la Minganie et de Sept-Îles peuvent accepter les navires en transit. 
 
Les objectifs du gouvernement
 
Manifestement, le gouvernement canadien veut exercer par la création du port franc de Gaspé un contrôle serré de son commerce extérieur. Depuis la Conquête, le commerce canadien da la morue est passé entre les mains de firmes jersiaises. La plus connue est la Robin, mais des dizaines d’autres sont issues de ses rangs. Les plus importantes ont pour nom Le Boutillier Brothers, la John Le Boutillier and Company et la William Fruing and Company. Or, ces compagnies productrices de poisson sont aussi exportatrices à travers le monde de leur produit fini, la morue séchée et légèrement salée. Jusque-là, aucun contrôle sérieux n’a été fait sur leurs expéditions à l’étranger. Par ailleurs, l’économie des pêches est en difficulté depuis le début des années 1850. Les pêcheurs, en particulier, comme le montrent plusieurs enquêtes du gouvernement, souffrent de conditions socio-économiques désaventageuses. Dominés par les structures commerciales des grandes compagnies, ils n’améliorent leurs conditions de vie que difficilement. Le port franc, en éliminant les douanes, doit amener une diminution du coût des marchandises et, donc, aider aussi les travailleurs de la base.
 
Les effets du port franc pour Gaspé
 
Toutes les maisons commerciales liées aux pêches en Gaspésie sont en lien commercial avec le monde. Leur poisson s’en va sur les marchés sud-européens, en Amérique du sud et aux États-Unis. Leurs navires ne passaient pas nécessairement par Gaspé avant 1860, mais la situation change avec l’ouverture du port franc. Trois cent cinquante six navires s’enregistrent au bureau des douanes local cette année-là, contre seulement cinquante-neuf l’année précédente. Maintenant, le gouvernement peut établir de manière certaine la nature des produits qui entrent ou sortent de la colonie. Le rapport de l’inspecteur des pêches pour 1861 relève notamment l’entrée de soixante-dix produits différents et en établit la valeur de 630 477 $. Par les statistiques qu’il ramasse ainsi, le Canada peut croire désormais être en mesure d’exercer un meilleur contrôle sur son commerce.
 
Au plan local, les effets du port franc sont énormes pour Gaspé. La concentration des entrées et des sorties du pays amène une augmentation du personnel gouvernemental, agents de douane, maître de port, commis aux livres, police, mais encore bien plus du nombre des personnes attachées au transbordement des marchandises sur les quais, à la tenue des comptes dans le bureau des compagnies, à la manutention des produits dans les entrepôts ou à l’entretien et à la réparation des navires. Les vieux quais sont remis en état et l’ensemble des infrastructures de débarquement s’étendent bientôt des deux côtés du havre. Le nombre de représentants des pays étrangers mis en place pour surveiller les intérêts de leurs commettants prend des proportions gigantesques pour le milieu. Le développement des activités commerciales entre 1860 et 1900 amène l’ouverture à Gaspé de onze consulats dont les plus importants sont ceux des États-Unis, du Brésil, de l’Italie, de la France, de l’Espagne, du Portugal et de la Norvège. Les échanges monétaires sont assez importants pour que la Banque de Québec, dont les intérêts sont étroitement liés au commerce du bois, établisse une succursale sur ses quais et que le gouvernement canadien ouvre un bureau de poste, le seul à l’est de Québec à l’époque. Deux hôtels, des chantiers navals à proximité, des cordonniers pour les voiles de navires, des tailleurs de pierre, tous trouvent leur compte, du moins peut-on le croire.
 
Abolition du port franc de Gaspé
 
La venue d’un port franc à Gaspé n’a pas réglé tous les problèmes ciblés par le gouvernement. Les marchandises qu’on espérait voir circuler à meilleur prix pour le consommateur n’étaient déjà pas taxées au moment d’entrer au pays. Leur prix n’a donc pas changé. Une forte contrebande entre les zones franches de la Gaspésie et les côtes du Nouveau-Brunswick vient aussi fausser les lois du marché. S’ajoute à cela un manque de personnel attaché à l’administration du port, ce qui entraîne une gestion déficiente de ses opérations. Enfin, le jeu politique est de la partie. Tout laisse croire que le Canada a sacrifié son port franc au profit du port de Halifax afin d’inciter la Nouvelle-Écosse à ratifier l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique. Le document qui donne naissance au Canada tel que nous le connaissons maintenant entre en vigueur neuf mois et demi après que le gouvernement ait mis le cadenas sur le port franc, le 15 septembre 1866.
 
 
Bibliographie :

Canada. Rapport des inspecteurs des ports francs de Gaspé et du Sault-Sainte-Marie. Québec, Hunter, Rose et Lemieux, 1865. 54 p.
Desjardins, Marc, Yves Frenette, Jules Bélanger et Bernard Hétu. Histoire de la Gaspésie. Québec, I.Q.R.C., 1999. 797 p., cartes, ill.
Fortin, Pierre. Rapports annuels de Pierre Fortin, Escr., magistrat stipendiaire pour la protection des pêcheries dans le golfe St. Laurent à bord de la Canadienne. Ottawa, Hunter, Rose et Lemieux, 1861-1866.
Mimeault, Martin. Le port franc de Gaspé 1861-1866. Gaspé, Musée de la Gaspésie, 1998. 86 p., cartes, ill.
Mimeault, Martin et Louise Langevin. « Le port franc de Gaspé », Gaspésie, vol. XXXVI, no 2, automne 1999, p. 6-11.
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