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Les pêcheurs français
Thème : Économie

Les pêcheurs français en Nouvelle-France

Mario Mimeault, Ph. D. Histoire. Gaspé, 15 juillet 2002, 2017


Partis à la recherche de nouveaux stocks de morues, les pêcheurs français ont, les premiers, gagné le continent nord-américain. Quand Jacques Cartier passe à son tour dans le golfe Saint-Laurent en 1534, leur présence est tangible. Au siècle suivant, ils exploitent le milieu dans l’esprit mercantiliste de l’époque, puis, au XVIIIe siècle, ils accentuent leurs efforts. Qui sont ces gens et quels profits ont-ils tirés de leurs activités?
 
Au temps de Jacques Cartier
 
En traversant le détroit de Belle-Isle en juin 1534, Jacques Cartier laisse parler le pêcheur qu’il y a en lui. Il identifie les lieux qui retiennent son attention en fonction de ses intérêts. Par exemple, il pointe du doigt les havres où les morutiers s’abritent habituellement : la baie des Châteaux, la Baleine, les Buttes. « Aux Islettes, qui est meilleur que Blanc Sablon, écrit-il ensuite, il se fait grand pêcherie. » C’est dire d’abord que des pêcheurs sont installés aux Islettes, mais aussi du même coup que des gens pêchent à Blanc Sablon, même si c’est avec moins de succès. Quelques jours plus tard, en sortant du havre Saint-Jacques, Cartier aperçoit un navire de La Rochelle sur son chemin. Ce dernier cherche le havre de Brest pour aller y pêcher. En juillet, passant par Percé, il croise des pêcheurs basques. Aux derniers jours de son expédition, en revenant au détroit de Belle-Isle, il fraternise avec l’équipage du capitaine Thiennot, qui revient tout juste de la Grand Baye (golfe Saint-Laurent) avec une pleine cargaison de morue.
 
Ceux qui viennent et repartent
 
Dans ce contexte, il n’est pas surprenant, aux générations suivantes, de trouver les pêcheurs européens jusqu’en Gaspésie. Quand Monseigneur de Laval traverse en Nouvelle-France en 1659 et vient prendre possession de son diocèse, il s’arrête à Percé. Là, il rencontre des pêcheurs normands en nombre important. Il y a, avec eux, et dans les anses des environs, tellement de jeunes enfants en âge d’être confirmés, mais qui n’ont jamais reçu les dons du Saint-Esprit, qu’il décide de leur donner le sacrement. Le prélat confirme ainsi quatre-vingt-cinq garçons originaires des évêchés de Lisieux et de Rouen, en Normandie. Le nombre de ces jeunes travailleurs fait comprendre qu’il y a dans les environs de Percé, cette année-là, de huit à dix morutiers en rade et quelque 400 pêcheurs originaires de cette province. 
 
Le Récollet Chrétien Le Clerc affirme que le nombre de personnes affectées à la capture de la morue peut atteindre certaines années jusqu’à 600 pêcheurs. Le seigneur des lieux, Nicolas Denys, qui a vu jusqu’à onze navires en rade à Percé, écrit : 
« Entre tous ceux qui d’ordinaire font cette sorte de pêche, les Basques sont les plus habiles, ceux de La Rochelle ont le premier rang après eux, & les insulaires qui sont aux environs, ensuite les Bordelais, & puis les Bretons : Des tous ces endroits-là il y peut aller, cent, six-vingt (120), & cent-cinquante vaisseaux tous les ans, s’il n’y a point d’empêchement par la nécessité des matelots qui sont retenus par les vaisseaux du Roi. » 
 
Il semble qu’une dizaine d’années plus tard, l’extrémité de la péninsule gaspésienne soit devenue le territoire privilégié, bien que non exclusif, des pêcheurs basques. La majorité des dix navires-pêcheurs que l’intendant de Meulles dit avoir trouvés à l’ancre lorsqu’il passe à Percé en 1686 viennent de Bayonne et c’est sans compter ceux qui sont à l’œuvre dans la baie de Gaspé. 
 
Au XVIIIe siècle, sans que les Basques soient écartés, les pêcheurs de Bretagne et de Normandie prennent de plus en plus de place sur la côte gaspésienne. Le seigneur de Paspébiac et navigateur Louis Gosselin rapporte, à la suite d’un voyage d’observation fait à l’été 1724, que les marchands de Saint-Malo et de Bayonne ont l’habitude d’envoyer dans la seule baie de Gaspé trente navires pour y faire la pêche de la morue. 
 
Les rôles des armements du port de Granville, en Normandie, sont particulièrement riches d’informations quant au courant naval qui se développe avec la Gaspésie dans la première moitié du siècle. Le nombre de départs varie annuellement entre deux et quatorze navires, chacun étant monté de quarante à quarante-cinq hommes, et c’est sans compter les bateaux qui vont au Labrador. Entre 1720 et 1729, quarante-neuf bateaux prennent la mer en direction de la péninsule gaspésienne. Au cours des deux décennies suivantes, celles de 1730 et de 1740, ils sont pour chacune d’elles soixante et soixante et deux bateaux à prendre le large au printemps pour la même destination. Dans les années 1750 à 1755, malgré les bruits de guerre qui circulent, près d’une soixantaine de morutiers de Granville gagnent les bancs de pêche qui jouxtent la Gaspésie. Le nombre de Granvillais qui traversent ainsi l’Atlantique est assez surprenant. Ils totalisent 380 hommes pour la seule année 1725 et 667 hommes en 1755. Ils atteignent même un sommet de 723 pêcheurs en 1749. Ce port envoie à lui seul, en trente-trois ans, de 1722 à 1755, le chiffre effarant de 10 395 pêcheurs en Gaspésie.
 
L’unité de production : la chaloupe
 
La chaloupe représente pour les pêches ce qu’il peut être convenu d’appeler l’unité de production. Chaque maître d’équipage apporte les siennes en pièces détachées et les fait assembler par ses hommes une fois rendu en Gaspésie. En moyenne, les navires de Granville amènent de la sorte de huit à dix chaloupes par bateau. À l’automne, les capitaines les abandonnent sur le site de pêche de manière à laisser le plus d’espace possible à leur cargaison de morue. Ils prennent alors entente avec un Canadien pour les garder. Sinon, ils sont obligés de payer un membre de l’équipage pour passer la dure saison de ce côté-ci de l’Atlantique et surveiller leur équipement car, malgré les amendes imposées par une ordonnance émise en 1681, il n’est pas toujours assuré que l’on respecte leurs biens. 
 
Un tel nombre de pêcheurs représente, bien sûr, une pression énorme sur les stocks de morue. En s’en tenant uniquement aux équipages de Granville, mieux documentés, il est possible d’en avoir une juste idée. Monter une chaloupe de pêche demande cinq hommes dont trois qui travaillent en mer et deux sur la grave. Avec 10 395 pêcheurs, il y a donc 2 079 chaloupes granvillaises qui ont pêché en Gaspésie entre 1722 et 1755 et comme un pêcheur capture quarante quintaux de morue en moyenne, cela signifie une production de 120 quintaux (55 kilos ou 112 livres) par chaloupe.
 
Au total, pour le seul port de mer granvillais, la production de morue séchée et salée se monte à 249 480 quintaux de morue séchée-salée. En chiffres plus contemporains, les gens de Granville ont transformé 27 941 760 livres, ou 12 700 800 kilogrammes de morue. En attribuant à cette production un prix moyen de trente Livres le quintal pour les années 1700 à 1760, la pêche de la morue rapporte à ces promoteurs granvillais, à partir de la Gaspésie seule, la somme de 7 484 400 Livres. À n’en pas douter, la pêche est pour eux une industrie payante.


Bibliographie :

Archives publiques du Canada : De Meulles, Jacques. « Mémoire sur l’isle Percée… », MG1, C 11 D, vol. 2 des transcriptions, p. 97-109 ; Gosselin, Louis. « Mémoire du voyage que j’ai fait avec Monsieur L’Hermite…, 2 novembre 1724. » MG1, série F3, vol. 2, partie 2 (transcription), pp. 464-469.
Brière, Jean-François. La pêche française en Amérique du Nord au XVIIIe siècle. Montréal, Fides, 1990. (Collection Fleur de Lys). 270 p.
Denys, Nicolas, « Description géographique et historique des costes de l'Amerique septentrionale avec l'Histoire naturelle du Pais », Clarence-J. d'Entremont, Nicolas Denys, sa vie et son œuvre, Yarmouth, L'imprimerie Lescarbot Ltée, 1982. 623 p., cartes, ill.
Lachance, René. Les rôles d’armement de Granville. Québec, Archives nationales du Québec, 1980. 74 p.
Lee, David. « Les Français en Gaspésie de 1534 à 1760 », Lieux historiques Canadiens, Cahiers d’archéologie et d’histoire no 3, p. 26-69.
Mario Mimeault. La pêche à la morue en Nouvelle-France. Québec, Septentrion, 2017, p. 31-40.

 

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