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Une lucrative morue
Thème : Économie

Une lucrative morue

Mario Mimeault, Ph. D. Histoire. Gaspé, 20 juin 2002


La morue, de son nom scientifique Gadus morhua, est tout au cours de l’histoire du Canada l’espèce de poisson la plus recherchée au pays. Les pêcheurs du Régime français l’appellent la morue franche, mais ils la désignent en langage populaire du nom de molue. En ce temps-là, les pêcheurs capturent des spécimens de quarante-cinq kilos pouvant mesurer un mètre vingt-cinq. Plus près de nous, dans les années 1950, un pêcheur de Cap-aux-Os est réputé pour avoir attrapé deux morues pesant respectivement quarante et quarante-cinq kilos sur la même ligne. Autre temps, autre pêche! Les scientifiques établissent dans les années 1980 que la morue de dimension moyenne  pèse de deux à trois kilos et qu’elle mesure de soixante à soixante-dix centimètres. Aujourd’hui, cette pêche est un métier presque abandonné en raison d’une quasi disparition de l’espèce dans les eaux canadiennes.
 
Une capture commerciale
 
La morue est classée dans la famille des gadidés, laquelle comprend en plus l’aiglefin et la goberge, deux espèces moins prisées. Ce poisson recherche des conditions de vie bien spécifiques, ce qui explique que ses stocks abondent seulement dans certains secteurs du golfe Saint-Laurent, près de la Minganie et de la baie des Chaleurs. Sa concentration en ces lieux tient à la température idéale de l’eau pour cette espèce,  laquelle varie de 0 à 10 degrés centigrades. Le taux de salinité a aussi son importance. La morue se tient idéalement dans des eaux présentant une teneur en sel de 34 %. 
 
L’abondance de la morue permet une capture continue depuis l’arrivée des Européens en Gaspésie jusqu’aux années 1990. Sous le Régime français, des établissements de pêche jalonnent les principales baies de la péninsule, à Pabos, Percé, Gaspé, Grand-Étang et Mont-Louis. L’apogée de la pêche se produit au milieu du XIXe siècle et au cours des décennies suivantes. Un chercheur a dénombré, pour cette époque, dix-sept compagnies de pêche anglo-normandes en opération. Sur le plus long terme,   de 1760 à 1926, elles étaient quarante-quatre à exploiter la morue. Certaines de ces firmes connaissent des durées remarquables. La Théodore-Jean Lamontagne and Company de Sainte-Anne-des-Monts procure du travail aux pêcheurs de la côte nord-gaspésienne pendant près de cinquante ans, de 1858 à 1906. La John Le Boutillier and Company maintient ses opérations pendant plus de trente-neuf années. Mieux encore, la Charles Robin and Company demeure ouverte sous la même raison sociale pendant plus de 110 ans.
 
La préparation du poisson
 
Les pêcheurs français sont les premiers à s’intéresser aux réserves halieutiques de la Gaspésie. Ils se livrent à deux modes de préparation différents. La morue blanche, raconte Nicolas Denys, le spécialiste de cette pêche au XVIIe siècle, est une morue  évidée de ses entrailles et baignée dans une saumure qu’ils gardent dans un baril. Les pêcheurs appellent aussi ce type de produit morue verte en opposition à la morue sèche, ou merluche. Celle dernière est évidée, étêtée et désossée puis enduite de sel et séchée au soleil. Les spécimens capturés sur les grands bancs sont de grande taille et il est, pour cette raison, plus avantageux d’en faire un poisson vert. Ceux attrapés près des côtes gaspésiennes présentent un gabarit inférieur et font un meilleur poisson séché. Des documents montrent que les capitaines de navire en pêche à Percé et dans la baie des Chaleurs prennent entente avec des équipages du Cap-Breton pour échanger leurs prises à raison de deux petites morues pour une grosse. La morue verte obtient la faveur des clients de Paris et, dans l’ensemble, nord-européens, tandis que les armateurs réservent la morue séchée et légèrement salée au marché méditerranéen. Cette catégorisation du produit et cette  spécificité des marchés demeurent les mêmes après la Conquête quand les marchands anglo-normands s’établissent sur les côtes de la Gaspésie. 
 
Les produits dérivés
 
Il n’y a pas seulement les chairs de la morue qui sont appréciées des consommateurs. Les œufs de morues ou raves sont aussi recherchés. Si non vendus, ils sont simplement consommés par les pêcheurs eux-mêmes, soit légèrement salés, soit consommés tels quels. Ces derniers se sont donné, de tout temps,  la peine de récupérer la langue des morues pour eux-mêmes. Le foie du poisson est cependant réservé à des fins commerciales. Les hommes en font une huile riche en vitamines. Il en est encore aujourd’hui de même, mais s’est ajouté dans les années 1980 un nouvel intérêt pour la peau de morue, qui était auparavant jetée à l’eau. Les Cuirs fins de la mer, une entreprise de la Baie des Chaleurs, a trouvé la manière de la récupérer et d’en faire des cravates, des porte-monnaie et des couvre-livres.
 
L’importance de la morue dans l’histoire
 
La morue est probablement à l’origine de la découverte de l’Amérique. L’intensification  de sa capture sur les côtes européennes en raison de la hausse démographique, le partage des espaces maritimes et des facteurs religieux ont accentué sa raréfaction. Par exemple, au Moyen Age, l’Église catholique impose à ses pratiquants quelque 160 jours de jeûne par année, sacrifice que les gens compensent par la consommation de la morue, d’un apport nutritif presque équivalent à celui de la nourriture carnée. Pour cette raison, la découverte de nouveaux stocks préoccupe continuellement les marins en voyages exploratoires. Jean Cabot fait état d’une abondance telle de ce poisson dans les parages du Cap-Breton qu’il n’a qu’à laisser glisser une nasse pour la remonter toute pleine. De son côté, Jacques Cartier indique clairement dans son récit de voyage les lieux de pêche potentiels qu’il croise sur sa route.
 
La rareté du poisson
 
Il arrive, certaines années, que  le poisson se fasse plus rare dans un secteur de la Gaspésie ou du golfe Saint-Laurent que dans l’autre et inversement. Les équipages en pêche dans la région du Petit-Nord, au nord-est de Terre-Neuve, ont souffert de cette raréfaction de la morue. Le sieur de  Courtemanche, représentant du roi sur la côte du Labrador, fait à l’occasion état de navires qui repartent en France avec les cales à moitié pleines. Plusieurs explications, plus farfelues les unes que les autres, courent dans les rangs des pêcheurs pour justifier cet état de fait. La pêche à la faux est la technique la plus dévastatrice, croient ses détracteurs, en ce qu’elle  blesse seulement le poisson au lieu de le capturer et qu’en l’effrayant ainsi elle l’éloigne des côtes. Des problèmes de réchauffement de l’eau pourraient davantage apporter une explication valable, mais les données pertinentes n’ont jamais été recueillies à l’époque pour en être certain à cent pour cent. 
 
Campés dans des postes de pêche uniques, les entrepreneurs du Régime français contrent difficilement ces phénomènes. Les marchands jersiais contournent habilement ces fluctuations de stock dans les années 1800 en se dotant de réseaux de comptoirs établis tout autour de la Gaspésie et du golfe Saint-Laurent. Par exemple, la compagnie Robin, avec ses douze établissements basés dans la baie des Chaleurs et sur les côtes de la Minganie, compense ses pertes en une partie de la péninsule par de meilleures prises réalisées en un autre secteur. Les marchands ne sont quand même pas toujours à l’abri des baisses de la masse biologique. C’est ainsi que Charles Le Boutillier, de la John Le Boutillier and Company de Gaspé, se plaint à ses contacts européens, en 1874, que la pêche n’est pas bonne dans son secteur, celui de Cap-des-Rosiers – L’Anse-au-Griffon.
 
Aujourd’hui, la pêche de la morue est pratiquement abandonnée en Gaspésie. Il fut un temps, en 1979, par exemple, où la prise de cette espèce faisait vivre 5 132 pêcheurs au Québec, et même jusqu’à 6 234 pêcheurs en 1993, mais sa rareté s’est depuis accentuée. Cette diminution des stocks tient à plusieurs facteurs. Les nouveaux engins de capture ont fait des ravages. Les chaluts semi-pélagiques et de fonds, les filets maillants et les palangres, utilisés à partir de ces mêmes années dans la pêche côtière, ont diminué la tâche des travailleurs, mais ils ont en même temps réduit la taille des réserves. L’apparition des radars a permis de cerner les bancs de poisson et d’en laisser échapper aucun. Puis l’arrivée des navires-usines européens ont encore davantage augmenté la pression sur la ressource, au point de l’épuiser, et de voir maintenant les pays européens diminuer drastiquement leurs efforts de pêche au large de Terre-Neuve.
 
 
Bibliographie :

Archives nationales du Canada. Collection John Le Boutillier, MG 28, III, 67, Lettres de John Le Boutillier and Company, lettre de Charles Le Boutillier à George Balaine, Gaspé, le 13 août 1874; lettre à Mrs Morallet, Gaspé, le 9 septembre 1874.
D’Entremont, Clarence J. Nicolas Denys, Sa vie et son œuvre. Yarmouth. L’Imprimerie Lescarbot, 1982, p. 150-30; 186-166 408.
Le Moine, J.-M. Les pêcheries du Canada. Québec, Le Canadien, 1863, p. 101s.
Québec. L’industrie de la pêche maritime du Québec – Description statistique. Québec. Ministère des Approvisionnements et Services, 1985, p. 17, 73.
Turgeon, Laurier. « Le temps des pêches lointaines », Dans L’histoire des pêches maritimes en France, sous la direction de Michel Mollat, Paris, Privat, 1987, p. 150s, 157 s, 164 ss.
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