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Le Royaume du Saguenay
Thème : Culture

Le Royaume du Saguenay (1535-1965) : une initiative touristique et d’interprétation culturelle

Serge Gauthier. Historien et ethnologue. Président de la Société d’histoire de Charlevoix. La Malbaie, 7 août 2002

Lors de son deuxième voyage au Canada (1535-1536), Jacques Cartier apprend de la part des Amérindiens l’existence du lieu Saguenay qui signifie là « où l’eau sort » en langue amérindienne. Cartier croit comprendre qu’il existe en ce « Royaume du Saguenay » des villes avec des habitants un peu comme il s’en trouve en Europe. Naviguant dans le secteur, Jacques Cartier constate que la rivière du Saguenay « coule entre des montagnes de pierre nue avec très peu de terre et que... cependant il y croît une grande quantité d’arbre et de plusieurs sortes... » Le marin reste cependant fort déçu : rien des richesses décrites par les Amérindiens n’y apparaît toutefois.
 
L’histoire du « Royaume du Saguenay » racontée par Jacques Cartier a fait long feu. Elle est devenue légendaire. Elle a été racontée durant plus de cent ans aux touristes de la Croisière du Saguenay. Un livre du folkloriste Marius Barbeau publié en 1935 porte même le titre de The Kingdom of Saguenay. Cet ouvrage est particulièrement destiné aux croisiéristes du Saguenay et la Canada Steamship Lines, propriétaire des bateaux de la Croisière, en fait la distribution sur ses navires. Il y aussi l’écrivain Damase Potvin qui publie durant plusieurs années son livre The Saguenay Trip (Le tour du Saguenay) où l’anecdote relative à Jacques Cartier est aussi à l’honneur.
 
Quel est le lien entre Jacques Cartier et la Croisière du Saguenay? Si Cartier n’a pas trouvé les richesses escomptées au Saguenay, les promoteurs de la Croisière du Saguenay quant à eux ont utilisé son histoire pour évoquer le caractère isolé et pittoresque de la région. C’est la grande nature presque intouchée du « Royaume du Saguenay » qui amène les touristes à choisir cette croisière. Et, alors qu’au XIXe siècle les villes industrielles poussent comme des champignons en Amérique du Nord avec leur cortège de pollutions, l’idée de visiter “ un royaume ” mystérieux et quasi inhabité plaît. La Croisière du Saguenay opérée par la Richelieu Ontario et par la suite par la Canada Steamship Lines est donc fort populaire chez les Américains et les Canadiens anglais fortunés du XIXe et du XXe siècle.
 
Il faut préciser que le « royaume du Saguenay » des entrepreneurs touristiques n’est pas un lieu géographique officiel. Il inclut la région de Charlevoix, le fjord du Saguenay et se rend jusqu’à Chicoutimi. Les dépliants touristiques présentent le « royaume du Saguenay »comme un lieu naturel préservé. Sa population y est décrite comme menant une vie rustique. Le caractère essentiellement francophone des habitants est aussi évoqué dans le dépaysement promis aux visiteurs qui visitent ce circuit. Peu à peu des hôtels prestigieux s’inscrivent dans la Croisière du Saguenay : l’hôtel Tadoussac (construit d’abord en 1865 puis refait en 1940), le Manoir Richelieu (érigé en 1899 puis reconstruit suite à un incendie en 1928). La Croisière du Saguenay offre donc la grande nature, mais aussi le charme moderne des hôtels de grand luxe.
 
Les touristes de la Croisière du Saguenay ne s’intéresse pas qu’à la grande nature. Ils achètent aussi des produits artisanaux du milieu. Plusieurs boutiques d’artisanat existent alors à Pointe-au-Pic et à Tadoussac. Plus encore, dans les années 1930 et 1940, le président de la Canada Steamship Lines, William Coverdale, monte à l’intention des visiteurs des hôtels Tadoussac et du Manoir Richelieu une remarquable collection d’art canadien. Le folkloriste Marius Barbeau du Musée national du Canada à Ottawa conseille d’ailleurs William Coverdale dans ses achats de mobilier domestique de Charlevoix. Toujours avec l’appui de Marius Barbeau mais aussi avec celui de Mgr Victor Tremblay de la Société historique du Saguenay, Coverdale procède à une reconstitution historique de la maison de Pierre Chauvin qui a séjourné en 1600 à Tadoussac. L’idée d’évoquer les premiers temps de la colonie inspire ce projet. Il est facile de constater que la Croisière du Saguenay est un projet touristique qui s’appuie sur une interprétation culturelle précise du territoire visité.
 
L’histoire de Cartier et l’image du « royaume du Saguenay » reste toujours en filigrane de la Croisière du Saguenay. Si le navigateur malouin n’a trouvé que de bien pauvres richesses, les entrepreneurs touristiques ont pu grâce à son histoire exploiter un filon touristique fort rentable avec grand succès. La Croisière du Saguenay a existé sur une base régulière entre 1850 et 1965.
 
Le « Royaume du Saguenay » a-t-il depuis épuisé toutes ses richesses? Si le « royaume du Saguenay » n’attire plus les grands paquebots de croisière, il reçoit toujours de nombreux touristes en quête de grande nature et aussi d’une culture régionale aux traits originaux. Une histoire de nature et de culture qui se poursuit toujours en quelque sorte et ce depuis Jacques Cartier.


Bibliographie :

Barbeau, Marius. The Kingdom of Saguenay. Toronto, Macmillan, 1935. 165 p.
Cartier, Jacques. Voyages en Nouvelle-France. Montréal, Hurtubise HMH, 1977. 158 p. 
Potvin, Damase. Le Tour du Saguenay. Québec, s.é., 1920. 168 p.
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