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Une pendaison à La Malbaie
Thème : Société et institutions

Une pendaison à La Malbaie en 1869. Eugène Poitras était-il vraiment coupable?

Serge Gauthier. Historien et ethnologue. Société d’histoire de Charlevoix. La Malbaie, 13 mars 2002


Le Palais de Justice de La Malbaie est construit entre 1859 et 1863. Il dessert jusqu’à récemment le District de Saguenay qui regroupe un territoire immense allant de Charlevoix jusqu’à la Côte-Nord. Ce n’est qu’en 1985 que le District judiciaire de Charlevoix, desservant le Charlevoix traditionnel soit de Petite-Rivière à l’ouest à Baie-Sainte-Catherine à l’ouest, est officiellement créé. C’est ainsi qu’en 1869, le Palais de justice reçoit les causes impliquant des gestes criminels survenus aussi loin que sur la Basse-Côte-Nord. C’est le cas de la cause d’Eugène Poitras reconnu coupable de meurtre au Palais de justice de La Malbaie et pendu au même endroit le 20 septembre 1869. C’est la seule pendaison de l’histoire du Palais de Justice de La Malbaie. L’affaire fait beaucoup de bruit. Un opuscule daté de 1869 raconte en détail l’affaire Eugène Poitras1. La justice du milieu du 19e siècle est pour le moins expéditive. Eugène Poitras n’a cessé de clamer son innocence. Il est possible de se demander aujourd’hui : Eugène Poitras était-il vraiment coupable?
 
Tentons d’éclaircir quelque peu les faits. Le crime imputé à Eugène Poitras se produit aux Ilets de Mai en Basse-Côte-Nord. La victime est un dénommé Jean-Baptiste Ouellet. C’est un petit homme d’à peine cinq pieds et demi (1 mètre 60). Ouellet n’a pas vraiment de métier comme beaucoup d’aventuriers qui sillonnent la Côte-Nord à cette époque; il fait de la pêche puis sans doute de la chasse et selon les témoignages il transporte parfois des passagers à bord de sa barge en demandant un peu d’argent en retour. Plutôt fluet et pas très fort sur le plan physique, Jean-Baptiste Ouellet se débrouille néanmoins fort bien et selon des témoins, il avait sur lui une certaine somme d’argent au moment de sa disparition. Son corps est retrouvé aux Ilets de Mai à la fin de juin 1868, par Luc et Agapit Gagnon, des pêcheurs de loups-marins arrêtés pour une nuit dans le secteur. Le corps de Ouellet est simplement enterré sous un peu de terre. Les frères Gagnon n’ont pas de peine à retrouver le cadavre en état de putréfaction, mort depuis quelques mois déjà. De retour à La Malbaie, les deux pêcheurs déclarent leur macabre découverte. Une enquête judiciaire s’ensuit. 
 
Cette enquête se tient à Crooked Island sous la direction du coroner Édouard-Zotique Boudreault. Les soupçons se portent bien vite sur le dénommé Eugène Poitras qui a voyagé avec Jean-Baptiste Ouellet quelques temps avant que ce dernier ne disparaisse. Qui est donc Eugène Poitras? Tout le contraire de Jean-Baptiste Ouellet! En fait, Eugène Poitras est un véritable géant pour l’époque car il mesure 6 pieds et un pouce (1 mètre 83)! Selon les descriptions du temps il est : « fort comme un turc, solidement bâti, prompt et plutôt vindicatif ». Un coupable présumé idéal en quelque sorte. Eugène Poitras est mis en prison à La Malbaie. 
 
Le procès de Poitras se déroule rondement. Le juge David Roy qui préside le procès, suite à l’audition de plusieurs témoins déclare Eugène Poitras coupable du meurtre de Jean-Baptiste Ouellet et le condamne à être pendu. Tous ne sont pourtant pas convaincus de la culpabilité de Poitras malgré que le juge considère les preuves accablantes. Le 16 septembre 1869, les avocats de Poitras demandent un bref d’Habeas Corpus en faveur de leur client en affirmant que ce dernier n’est pas un résident du Comté de Charlevoix. Maître Frenette et Maître Cimon allèguent aussi que « la preuve était toute à fait circonstancielle » et que l’exécution par pendaison dans le comté de Charlevoix n’est pas acceptable car « le comté jouit d’une réputation de moralité ». Ils demandent que la sentence soit commuée. Le juge David Roy refuse de considérer ces demandes.
 
Est-il vrai que la preuve contre Poitras est toute circonstantielle? Une analyse plus serrée des témoignages des témoins laisse clairement des doutes. En effet, l’essentiel de la preuve tient sur le fond au témoignage d’un dénommé Joseph Maloney qui affirme avoir vu Eugène Poitras au retour de son voyage « portant les habits de Ouellet et que dans sa barque on avait aussi retrouvé des objets appartenant à Ouellet ». Or, une question plutôt fondamentale se pose en tenant compte du physique fort différent de Ouellet et de Poitras : en effet comment un géant comme Poitras a-t-il pu revêtir les vêtements du malingre Ouellet? Il est vrai qu’à l’époque les vêtements portés sont très amples mais comment le massif Poitras a-t-il pu par exemple revêtir la chemise du petit Poitras? Et encore pourquoi l’aurait-il fait si cela était possible? Pour s’incriminer? Étrange. Le juge Roy ne pose aucune question à ce sujet et il ne remet pas en question le jugement «accablant » de Joseph Maloney. C’est sans doute sur cette base que les avocats de Poitras parlent d’une preuve « toute à fait circonstancielle ». 
 
Il n’en faut toutefois pas plus pour pendre un homme en 1869. Sans doute la culpabilité de Poitras serait-elle davantage questionnée par un procès tenu de nos jours. À l’époque, la population de La Malbaie est sous le choc. Elle l’est encore davantage le jour de la pendaison, le 20 septembre 1869. Les exécutions de criminel par pendaison sont alors publiques. Une foule importante se masse afin de voir la pendaison de Poitras. Toutefois, l’inconcevable se produit : le bourreau calcule mal la hauteur imposante de Poitras et la corde se trouve trop longue. Eugène Poitras n’est étouffé qu’à moitié. Comble de l’horreur, le bourreau écrase alors les épaules du pauvre Poitras afin de lui faire rendre l’âme définitivement. La foule présente émet une longue protestation. La tradition populaire considère dans ce contexte que si une exécution est manquée c’est un signe du destin voire de Dieu et que le prévenu n’est pas coupable. La rumeur suggère alors qu’Eugène Poitras n’est pas vraiment coupable et qu’il aurait fallu le libérer plutôt que de le tuer comme l’a fait le bourreau. Le fait marque tellement la population qu’une chanson folklorique circule bientôt à ce sujet en plus de plusieurs récits dans les journaux. Voici un extrait de la chanson retrouvée dans la tradition orale de Charlevoix :
 
« Quand Poitras a été pendu
gigotait des pattes gigotait des pattes
quand Poitras a été pendu
gigotait des pattes il n’en pouvait plus. » 
(Extrait recueilli auprès de Monsieur Léonard Gauthier de Notre-Dame-des-Monts (Charlevoix)
 
Aucune autre pendaison n’a eu lieu par la suite à La Malbaie. En fait, la criminalité est si faible dans cette région que l’inspecteur des prisons déclare en 1875: « Ce district fournit bien peu de sujets à sa prison ». Reste le triste souvenir d’Eugène Poitras. Était-il coupable? L’historien peut encore émettre des doutes à ce sujet longtemps après.


Bibliographie : 

La pendaison d’Eugène Poitras. Québec, L’Évènement-Journal, 1869. Opuscule disponible à la Bibliothèque nationale du Québec à Montréal.
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