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Les traversiers
Thème : Économie

Des ponts sur l’estuaire : les traversiers

Jean-Charles Fortin, INRS-Urbanisation, Culture et Société. 21 mars 2003


Au XXe siècle, deux grandes régions du Québec, le Bas-Saint-Laurent et la Côte-Nord, se développent en parallèle, de part et d’autre d’un large estuaire obstrué par les glaces de trois à quatre mois par année. Comme la Côte-Nord n’est pas reliée au réseau routier pendant une grande partie du siècle, la main-d'œuvre et tous les approvisionnements doivent être acheminés par la voie maritime. Comme le Bas-Saint-Laurent fournit une large part des travailleurs et de leur équipement, de nombreux entrepreneurs bas-laurentiens vont s’intéresser au service maritime interrive. À compter des années 1920, des capitaines et armateurs de la rive sud décident de concurrencer la compagnie Clarke qui monopolise le transport sur la Côte-Nord depuis le début du siècle.
 
C’est la mise en exploitation des grands bassins forestiers des rivières de la Côte-Nord qui incite des entrepreneurs de la rive sud à mettre sur pied des compagnies de navigation destinées à servir cette nouvelle clientèle. La compagnie de navigation Rimouski-Saguenay, composée d’intérêts majoritairement rimouskois, dessert Bersimis et Pointe-aux-Outardes à compter de 1924, depuis le quai de Rimouski. Une compagnie concurrente, la Heppel Transportation Co., opère depuis Matane. En 1930, ces deux compagnies fusionnent et donnent naissance à la Compagnie de transport du Bas-St-Laurent, dont Desmond Clarke et le financier rimouskois Jules-A. Brillant sont les principaux actionnaires. Avec la construction de la papeterie de l’Ontario Paper à Baie-Comeau, en 1937, et l’accélération de l’activité forestière durant la guerre, puis la mise en valeur du potentiel hydroélectrique de la Côte-Nord, le trafic ne fait que croître. Toutefois, cette navigation demeure saisonnière et les véhicules doivent encore être palanqués à bord des navires.
 
Le formidable développement du peuplement et de l’économie nord-côtière requiert toutefois un meilleur service au tournant des années 1950 et 1960.  Le Bas-Saint-Laurent n’est pas seulement le principal réservoir de main-d’œuvre de la Côte-Nord, il est aussi un des premiers fournisseurs de denrées alimentaires et de produits de construction. De plus, comme il est relié au reste du continent par son réseau routier et ferroviaire, tout l’approvisionnement des grands chantiers du Nord peut y transiter à moindres frais. Cependant, la rupture de charge imposée par les caboteurs, qui ne peuvent recevoir les camions chargés dans leurs cales, représente un inconvénient majeur. Seul le traversier brise-glace peut vaincre les difficultés de la navigation à l’année et la rupture de charge. Il ne faut pas s’étonner si l’histoire des grands navires traversiers au Québec est celle du lien entre la Côte-Nord et le Bas-Saint-Laurent : la distance et le volume des marchandises permettent de rentabiliser des services peu ou pas subventionnés.
 
Dans les années 1960, toutes les petites villes portuaires de la rive sud tentent de s’accaparer une part du croissant trafic interrive. En 1962 et 1963, quatre services de traversiers sont mis en opération, entre Pointe-au-Père et Baie-Comeau, Matane et Godbout, Rivière-du-Loup et Saint-Siméon, Trois-Pistoles et les Escoumins. Parmi toutes ces traverses, celle offerte par la compagnie Nord-Sud, entre Pointe-au-Père et Baie-Comeau, est remarquable par la dimension de son navire, le Père-Nouvel, un grand brise-glace de 8000 tonnes. La concurrence entre les quatre liaisons interrives se fait de plus en plus vive au fil des ans, d’autant que le volume de trafic est de plus en plus drainé par une route 138 améliorée qui atteint bientôt Sept-Îles. Le gouvernement doit faire des choix et, au milieu des années 1970, il ne reconnaît plus d’utilité publique que les traverses de Rivière-du-Loup et de Matane.
 
Désormais, le port de Matane, installé à grands frais sur un nouveau site, concentre l’essentiel du trafic avec la rive nord. En 1976, le gouvernement du Québec, déjà propriétaire du traversier Camille Marcoux, prend à sa charge des services matanais qu’il confie à la Société des traversiers du Québec. Le port de Matane accroît son monopole en mettant en service le seul traversier-rail au Québec. La Cogema, une compagnie qui regroupe des intérêts matanais, s’unit au Canadien National pour acheter et rénover le chemin de fer Mont-Joli-Matane. En 2003, il est question d’ajouter un autre navire à ce service, ce qui pourrait contribuer à désengorger une route 138 envahie par le transport par camions.
 
Depuis la fin des années 1970, peu de chose a changé dans les services de navigation interrives. La compagnie Clarke offre toujours, avec le même navire, la liaison Rivière-du-Loup-Saint-Siméon, et Matane demeure le grand port d’accès de la rive sud. Le service estival, entre Trois-Pistoles et Les Escoumins, interrompu de 1988 à 1992, l’est à nouveau en 2002 à cause de la désuétude des débarcadères. Un nouveau service par catamaran rapide, offert entre Rimouski et Forestville, n’est pas accessible au trafic lourd. Tout porte à croire que la grande période des traversiers de l’estuaire est révolue.


Bibliographie :

Fortin, Jean-Charles, Antonio Lechasseur et al. Histoire du Bas-Saint-Laurent. Québec, IQRC, 1993. 864 p.
 
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