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Le foin de grève
Thème : Économie

Le foin de grève

Jacques Saint-Pierre, historien, 27 mars 2002.

 
Jusqu’au début du XXe siècle, la qualité particulière des élevages de la Côte-du-Sud est liée en grande partie à l’abondance du foin de grève, surtout dans les anses de Montmagny, de L’Islet et de Kamouraska de même que sur les battures des îles aux Grues et aux Oies. Certains vont même jusqu’à prétendre que c’est un facteur qui a incité les premiers colons à s’éloigner des principaux noyaux de peuplement. En fait, ce n’est pas une coïncidence si la première ferme de la région est établie à l’île aux Oies.
 
Le foin : une denrée rare
 
Le jonc (juncus bulbosus), qui est aussi connu sous le nom de « rouche », a la réputation de faire donner beaucoup de lait aux vaches. C’est pourquoi, explique l’agronome Jean-Charles Chapais, les cultivateurs qui en sont dépourvus sont prêts à échanger du jonc contre du foin ordinaire avec des voisins qui possèdent des prairies de grève. Il condamne cependant l’usage de donner du jonc aux vaches durant leur période de lactation car la plante donne une saveur saumâtre très prononcée au lait.
 
Les manuels d’agriculture publiés vers 1870 sont unanimes à déplorer la pauvreté des pacages au Québec. Le rédacteur de l’un de ces ouvrages, Hubert Larue, explique : « cela dépend de ce qu’on ne se donne pas la peine d’ensemencer les pièces en mil et trèfle, et que nos pacages ne sont généralement que les chaumes des années précédentes. » Le système de culture qu’on pratique alors sur la plupart des fermes est très simple : la terre est divisée en deux et chacune des parties est semée alternativement en grains deux années de suite, puis laissées en foin ou en pâturage deux autres années. Sur la Côte-du-Sud, il semble que les animaux vont paître sur les grèves après avoir brouté les autres pâturages.
 
D’après les témoignages des observateurs, la situation des prairies n’est guère plus reluisante que celle des pâturages avant 1880. Ainsi, Hubert Larue mentionne dans son ouvrage que « dans bien des arrondissements, les prairies sont trop vieilles, et n’ont pas été levées depuis 15, 25, et même 40 ans ». Elles ne rapportent que quelques voyages de mauvais foin. Ce n’est pas le cas sur la Côte-du-Sud où les rives du Saint-Laurent forment une prairie naturelle permanente, par suite des apports constants d’alluvions fertilisantes. La présence de ces prairies explique le rendement supérieur des vaches, tel que révélé par la quantité de beurre qui est réclamée dans les baux à ferme de la première moitié du XVIIIe siècle. 
 
La récolte du foin de grève
 
La récolte de ce foin l’automne donne lieu à des scènes pittoresques, où les faucheurs doivent déployer divers stratagèmes pour parvenir à couper et à récolter le précieux fourrage entre les marées. À Rivière-Ouelle, à la fin du XIXe siècle, les hommes hissent les andains sur la berge à l’aide d’un câble, tandis que les résidants de l’île aux Grues le déposent sur des petites plates-formes sur pilotis où ils iront le chercher au fur et à mesure de leurs besoins durant l’hiver. 
 
Madame Théodora Dupont décrit comment on fait la récolte de ce foin à l’embouchure de la rivière Ouelle, dans le secteur connu sous le nom de L’Éventail : 
 
« Tous les automnes, les cultivateurs de Sainte-Anne, qui avaient accès au fleuve, faisaient de ce foin (i.e. herbe salée communément appelée rouche) dont les animaux étaient friands. C’est à cet endroit que nous apercevions les meules de foin se multiplier de l’autre côté de la rivière. Seuls les bœufs pouvaient être employés à ce travail. On n’aurait pu s’y aventurer avec un cheval. Mais, l’hiver sur un sleigh, se transportait ce fourrage aux bâtisses avec des chevaux. La chose était rendue facile à cette époque parce que le sol était durci par la gelée et la glace. Mais en 1937, le gouvernement fit creuser un « aboiteau » ce qui rendit le terrain cultivable sur une grande étendue. »
 
À l’île aux Grues, la récolte de foin dépasse de beaucoup les besoins. Au début de la colonie, les habitants des environs de Québec s’approvisionnaient auprès des insulaires. Plus tard, au XIXe siècle, les habitants de Petite-Rivière-Saint-François et d’autres villages y viennent aussi. Jean-Marie Lemieux explique : 
 
« Des goélettes profitaient des grandes marées pour pénétrer sur les battures par le côté nord ou le côté sud et venaient à une date prévue d’avance. Les cultivateurs qui avaient accepté de vendre le foin engageaient une dizaine d’hommes pour faire le chargement […] qui devait se faire à marée basse. 
 
Le foin était lié à la main sous forme de bottes, chargé sur les voitures et hissé sur la goélette échouée. On ne disposait que d’une marée et il fallait se hâter ; quelquefois, à la fin du chargement, il fallait se dépêcher encore plus, car les chevaux avaient l’eau au poitrail et, lorsque la marée était haute, la goélette reprenait la mer. Ces hommes qu’on avait engagés devaient fournir une quantité considérable d’énergie et c’est à qui serait le plus habile et le plus rapide pour faire les liens, attacher les bottes et les mettre à bord. Le propriétaire devait les nourrir durant ce travail et ceci nécessitait de la part des femmes la confection massive de tartes, de pain et de victuailles de toutes sortes que l’on allait porter sur la batture et il avait fallu quelquefois la nuit entière pour préparer toute cette nourriture. »
 
Curieusement, le pacage des animaux sur les battures du fleuve et récolte du foin de grève ont laissé peu de traces dans la mémoire collective. Cependant, ces usages séculaires ont joué un rôle très important dans l’histoire de l’agriculture sur la Côte-du-Sud et dans d’autres régions du Québec. Cela tient probablement au fait que l’élevage était considéré comme une activité marginale par rapport à la production céréalière.
 
 
Bibliographie :

Dupont, Théodora. Mes mémoires. La Pocatière, s.n., 1980. 712 p.
La Rue, Hubert. Petit manuel d'agriculture: à l'usage des écoles élémentaires. Québec, Léger Rousseau, 1870. 66 p.
Lemieux, Jean-Marie. L’île aux Grues et l’île aux Oies. Montréal, Leméac, 1978. 190 p.
Refonte des rapports de la Société d’industrie laitière, vol. 1.
 
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