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Passion pour les chevaux
Thème : Société et institutions

La passion pour les chevaux des Sudcôtois

Jacques Saint-Pierre, historien, 13 juin 2002


Avant l’arrivée de l’automobile, le cheval occupe une place très importante dans la culture des habitants de la campagne. Cela se vérifie notamment sur la Côte-du-Sud, où tout le monde est un peu maquignon, y compris le seigneur et le curé. Cette passion pour les chevaux donne lieu à des excès qui sont d’abord condamnés, mais qui alimentent ensuite les conversations durant les longues soirées hivernales. 
 
Le cheval de travail
 
L’intérêt des habitants pour les chevaux remonte à la Nouvelle-France. Les quelques dizaines de bêtes introduites à l’époque de l’intendant Talon sont à l’origine de la race de chevaux dite « canadienne », qui reste la préférée des éleveurs jusqu’à la fin du XIXe siècle. Sur la Côte-du-Sud, ceux qui ont accès aux prairies de grève du littoral de Kamouraska et qui s’adonnent à la culture de l’avoine produisent des chevaux de qualité supérieure, d’après les témoignages des voyageurs Patrick Campbell et Isaac Weld à la fin du XVIIIe siècle.
 
Avant les débuts de la mécanisation de l’agriculture dans la seconde moitié du XIXe siècle, les chevaux ne sont requis qu’à certaines époques de l’année, soit au moment des labours et des travaux de hersage au printemps, au temps des récoltes à la fin de l’été et au commencement de l’automne et pour transporter le bois de chauffage et l’eau pendant l’hiver. Selon Georges Bouchard, les habitants ménagent beaucoup leurs chevaux de travail. Ainsi, les laboureurs se rendent, pour la plupart, à la messe, à pied, pour ne pas déranger les bêtes qui doivent tirer la charrue. Il précise également que les chevaux sont tenus très gras au détriment des vaches qu’on laisse maigrir durant la saison morte.
 
À la différence des habitants des régions plus proches de Québec, comme la Côte-de-Beaupré et l’Île d’Orléans et certaines paroisses de Portneuf, où l’usage des bœufs est très répandu à la fin du XVIIIe siècle, ceux de la Côte-du-Sud préfèrent les chevaux comme animaux de trait. Ainsi à Kamouraska, Rivière-Ouelle et Sainte-Anne, on compte près de deux chevaux pour un bœuf au recensement de 1784. La force de leurs chevaux est une source de fierté pour les habitants ; l’abbé Alphonse Casgrain raconte à ce propos qu’à Rivière-Ouelle, on prend des paris lorsque vient le temps de hisser sur la grève les carcasses des marsouins capturés dans les pêches. Les meilleures bêtes peuvent tirer plusieurs cétacés à la fois.
 
Le cheval devient même une figure légendaire sur la Côte-du-Sud. À L’Islet et à Saint-Michel de Bellechasse, on raconte que le diable prend la forme d’un fougueux cheval noir capable de transporter de très lourdes charges de pierre pour aider les paroissiens à construire leur église. Mais ce n’est pas tant la force que la vitesse que l’on recherche chez un cheval. 
 
Sur les routes 
 
Si la conduite des véhicules hippomobiles est moins réglementée que celle des automobiles, elle implique le respect de certaines conventions. Ainsi, Georges Bouchard écrit que lorsqu’il faut dépasser une autre voiture une formule courtoise est de rigueur : « -- Excusez-moi, je suis pressé, je vais au docteur… je vais au curé… » Dépasser sans cette précaution élémentaire est interprété comme un défi à la course. 
 
Philippe Aubert de Gaspé raconte dans ses Mémoires des anecdotes relatives à des incidents provoqués par le non respect de cet usage campagnard. Les censitaires de Kamouraska ont pour habitude de régler leur allure sur celle de la seigneuresse au retour de l’église après la messe. Mais, un jour, à la fête de Saint-Louis, patron de la paroisse, un jeune homme qui a commencé à fêter un peu trop tôt se détache du long cortège et ose dépasser la voiture de la seigneuresse, à la plus grande honte de son père qui promet d’amener l’insolent lui faire des excuses. Une autre fois, à l’anse de Berthier, c’est Phillippe Aubert de Gaspé lui-même qui manque à la politesse en dépassant une voiture lourdement chargée de sacs de farine. Cette fois-ci, c’est la victime qui écope car, dans son ardeur à tenter de rattraper la voiture qui l’a dépassé, le pauvre malheureux en perd une partie de son chargement.
 
Georges Bouchard évoque plus qu’un travers des campagnards lorsqu’il écrit : « Combien parmi nos terriens se donnaient comme luxe favori d’arriver à la grand’messe du dimanche « les deux mains sur les cordeaux… » sous le feu convergent des regards des paroissiens réunis sur le perron de l’église ! ». La passion des chevaux est un véritable trait culturel qui touche toutes les classes sociales.
 
Des maquignons
 
Les notables, qui disposent de plus de moyens financiers, possèdent évidemment les meilleurs chevaux, comme le trotteur surnommé « diable du capitaine Allison » offert à Philippe Aubert de Gaspé par son beau-père ou encore le fameux « Buck » acquis par Pierre-Thomas Casgrain du transporteur de la poste, André Roussel.
 
L’abbé Alphonse Casgrain raconte que ce dernier possède les meilleurs chevaux de la région. Il fait le trajet de 25 lieues de Québec jusqu’à la route du Témiscouata en un jour ou une nuit, alors que ce trajet prend normalement deux jours. Le cheval « Buck » effectue ce trajet deux fois par semaine durant une dizaine d’années. Son propriétaire le vend à quelques reprises au seigneur Casgrain à fort prix, jusqu’à ce qu’il ne meure des séquelles d’une chute dans l’eau glacée de la rivière Ouelle. 
 
Les membres du clergé sont eux aussi maquignons. L’abbé Casgrain raconte que le premier curé de Saint-Pacôme, François Bégin, est un passionné de trotteurs, dont il fait le commerce : « Il allait sur les chemins publics où l’on faisait trotter les chevaux, même le dimanche. Ses gens n’en étaient pas scandalisés, mais Mgr l’Archevêque lui fit défense de s’y montrer. En bon prêtre qu’il était, il se soumit facilement. Mais gare à vous, s’il rencontrait sur son chemin quelqu’autre amateur de chevaux, il les invitait à trotter plus vite, sinon qu’il allait passer en avant. Il se risquait, mais ne réussissait pas toujours. » 
 
L’abbé Casgrain lui-même ne dédaigne pas les courses de chevaux, au grand désarroi de son père, qui le trouve un peu trop maquignon pour un prêtre. Il précise s’être déjà mesuré avec le curé Bégin, mais il évoque surtout les courses avec son frère dans l’anse de Sainte-Anne, de la pointe de Saint-Roch-de-Aulnaies jusqu’à celle de Rivière-Ouelle. Avant les premières neiges de l’hiver, l’eau des hautes marées forme, une fois gelée, un véritable champ de course où les jeunes cavaliers peuvent s’en donner à cœur joie.
 
« Nos pères, proclame Georges Bouchard, à en juger par leur attachement aux chevaux, leurs rivalités provocantes sur la route, par leur art à camoufler les défauts et à mettre en valeur les qualités de leurs chevaux, étaient pour la plupart des maquignons… au sens large du terme. » C’est, à tout le moins, ce que révèlent les annales de la Côte-du-Sud.
 
 
Bibliographie :

Aubert de Gaspé, Philippe. Mémoires. Montréal, Éditions Fides, 1971. 435 p.
Bernier, Paul. Le cheval canadien. Québec, Les éditions du Septentrion, 1992. 163 p.
Bouchard, Georges. Vieilles choses, vieilles gens : silhouettes campagnardes (3e éd.). Montréal, Louis Carrier & Cie/les Éditions du Mercure, 1928. 154 p.
Bouchette, Joseph. The British dominions in North America : or, A topographical and statistical description of the provinces of Lower and Upper Canada, New Brunswick, Nova Scotia, the Islands of Newfoundland, Prince Edward, and Cape Breton ; including considerations on land-granting and emigration ; to which are annexed the statistical tables and tables of distances. London, Longman, Rees, Orme, Brown, Green and Longman, 1832. 2 vol.
Casgrain, Alphonse. Notes sur la famille de Pierre-Thomas Casgrain. Manuscrit daté de 1913. 300 p.
 
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