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L’épopée de la grande oie blanche
Thème : Territoire et ressources

L’épopée de la grande oie blanche (Anser caerulescens atlanticus)

Jacques Saint-Pierre, historien, 29 mai 2002


Depuis des millénaires, les volées d’oies blanches répètent inlassablement un cycle migratoire annuel qui les conduit de leurs lieux d’hivernage dans les états situés entre le New-Jersey et la Caroline du Sud jusqu’à leur aire de nidification de l’Arctique. Sur ce long trajet de plusieurs milliers de kilomètres, le littoral de la Côte-du-Sud constitue une aire de repos. L’oie blanche reste fortement identifiée à la région, même si elle se retrouve ailleurs dans la vallée du Saint-Laurent. Sa conservation est une page peu banale de l’histoire de l’aménagement de la faune.
 
Le règne de l’outarde 
 
Jusqu’au début du XXe siècle, on ne dispose pas d’informations précises sur la répartition des espèces d’oiseaux qui fréquentent le littoral de la Côte-du-Sud. Les plus anciennes évaluations chiffrées disponibles remontent à 1860. James Macpherson Lemoine précise avoir observé, en arrière de l’île aux Grues et sur les battures de Saint-Joachim, « une bande d’oies sauvages et d’outardes d’à peu près 3 000 [individus] ». Il fournit un détail intéressant en mentionnant que l’oie est « moins répandue » que l’outarde. L’ornithologue Charles-Eusèbe Dionne écrit quant à lui en 1906 « avoir vu des bandes de trois à quatre mille individus » à Saint-Joachim.
 
Les estimations sont beaucoup plus sûres par la suite. Elles indiquent une hausse continue de la population d’oies blanches après 1920 : elle passe de 5 000 à 6 000 individus à 50 000 vers 1950 pour se situer aujourd’hui à près d’un million. De fait, les oies sont devenues tellement nombreuses qu’elles contribuent à la détérioration du milieu en accentuant l’érosion naturelle des marais intertidaux. Cette croissance résulte surtout des politiques de conservation suivies des deux côtés de la frontière, et notamment du Traité des oiseaux migrateurs intervenu entre les deux pays en 1916, qui autorise la chasse à l’automne uniquement et qui limite la durée de la saison et le nombre de prises. Mais il faut tenir compte d’autres facteurs liés aux conditions environnementales dans les diverses aires fréquentées par l’espèce.
 
De nombreux indices permettent de penser que les outardes sont longtemps aussi abondantes, sinon plus, que les oies à faire escale sur la Côte-du-Sud. Dans son inventaire des oiseaux de la Nouvelle-France, Pierre Boucher s’arrête à décrire l’outarde parce que « c’est le Gibier de rivière le plus commun ». Il faut cependant considérer qu’à cette époque, soit avant 1664, les colons sont concentrés autour de Québec, ce qui pourrait expliquer l’importance que l’auteur accorde à la chasse à l’outarde par rapport à celle de l’oie. Dans son mémoire rédigé en 1715, l’ingénieur français Gédéon de Catalogne spécifie que l’outarde se trouve en « cantité » dans la colonie, alors qu’il se contente de signaler la présence des oies. De même les outardes font partie des offrandes des habitants à la quête annuelle de l’Enfant-Jésus au même titre que les oies. Finalement, un accord intervenu entre les chasseurs de Saint-Thomas pour réglementer la chasse contient une référence explicite à cette espèce. En effet, les signataires s’engagent à ne « lever aucun camp d’outardes » sans en avertir les autres. 
 
L’outarde semble avoir été plus commune dans Kamouraska. Charles-Eusèbe Dionne évoque en 1906 les observations qu’il a faites dans sa paroisse natale de Saint-Denis de Kamouraska des migrations d’outardes quittant les rives du Saint-Laurent pour s’envoler vers des régions plus chaudes, du côté des Grands Lacs. Il explique : « D’ordinaire, elles passent à une bonne portée de fusil, mais il arrive aussi qu’elles sont si haut qu’on les aperçoit à peine. » L’outarde est cependant d’un naturel peu farouche, ce qui est confirmé par le témoignage d’un voyageur britannique publié en 1841 qui écrit que les chasseurs de l’île aux Grues se servent d’outardes domestiquées comme appelants vivants.
 
Oie blanche vs agriculture
 
Durant son passage automnal sur la Côte-du-Sud, l’oie blanche se nourrit surtout des racines d’une plante, connue sous le nom de « scirpe d'Amérique », qui pousse en abondance sur les battures du Saint-Laurent et dans les îles au large de Montmagny. À l’aide de son bec pointu, elle peut arracher facilement les racines de la vase. Elle trouve sa nourriture également dans les champs cultivés, particulièrement au printemps, où elle mange les résidus des récoltes de céréales et l’herbe des prairies ou des pâturages. Cette modification du régime alimentaire de l’espèce est un phénomène récent; les biologistes considèrent que c’est la principale cause de la hausse spectaculaire de la population d’oies depuis une vingtaine d’années. L’invasion des terres agricoles n’est pas sans inquiéter les propriétaires riverains.
 
  1. On observe un phénomène inverse avant le XXe siècle, alors que c’est le bétail qui accapare le foin de grève. Au début de la colonie, les bovins et les chevaux pacagent sur les grèves durant l’été et, en vertu du régime de paissance collective, broutent le chaume après les moissons. Au milieu du XVIIIe siècle, les habitants préfèrent récolter la « rouche », expression populaire qui désigne, selon Marie-Victorin, une grande variété de plantes incluant le jonc et la scirpe, et la calamagrostide, mieux connue sous le nom d’« herbe à liens », pour en nourrir leurs animaux durant l’hiver. Cet usage se perpétue jusqu’à la fin du XIXe siècle. En utilisant leurs grèves à des fins agricoles, les propriétaires riverains privent du même coup les oies d’une réserve très importante de plantes herbacées qui, avant l’introduction des animaux domestiques européens sur le continent américain, leur était accessible. C’est là un facteur à considérer pour expliquer la faiblesse relative de la population d’oies blanches par rapport à l’outarde.
 
Il est permis de penser que la colonisation, et plus particulièrement cette utilisation des grèves à des fins agricoles, provoque un déclin de la population d’oies blanches. En effet, si celles-ci ne semblent pas très nombreuses au XVIIIe siècle, cela ne semble pas être le cas auparavant, à tout le moins d’après les observations des explorateurs et des missionnaires. L’abondance des oies dans cette île de l’archipel de Montmagny suggère au jésuite Paul Le Jeune le surnom de l’île aux Oies, qui lui est resté depuis ce temps. Un autre jésuite, Louis Nicolas, qui s’intéresse à l’histoire naturelle de la colonie, est cependant celui qui fournit les indications les plus utiles quand il écrit, vers 1670, que ces parages « ont Blanchy plus d’un million de fois du pleumage de la grande et prodigieuse multitude de ces oyzeaux qui cy retiroient, il ny a pas plus de 20 ans ». Or, c’est précisément un peu avant 1650 que les premiers travaux agricoles sont réalisés dans l’archipel concédé au gouverneur Montmagny.
 
L’oie blanche représente donc un bon exemple de l’efficacité des mesures de conservation de la faune. Cependant, l’évolution numérique de l’espèce est liée aussi à d’autres facteurs, dont la présence de l’homme dans sa principale aire de repos pendant ses migrations annuelles. Ce n’est pas tant la chasse que l’utilisation des grèves à des fins agricoles qui permet d’expliquer la baisse de la population à compter de 1650. L’abandon de cet usage à la fin du XIXe siècle rend quant à lui possible la mise en œuvre d’un plan de protection de l’espèce.
 

Bibliographie :

Dionne, Charles-Eusèbe. Les oiseaux de la province de Québec. Québec, Dussault & Proulx, 1906. viii-414 p.
Heyland, J.D. « La grande oie des neiges ». In Environnement Canada, Service canadien de la faune. La faune de l’arrière-pays. [En ligne] http://www.cws-scf.ec.gc.ca/hww-fap/greatsg/groie.html (Page consultée le 24 mai 2002)
Lemieux, Louis, « Histoire naturelle et aménagement de la grande oie blanche », Le Naturaliste canadien, vol. 86, nos 8-9 (août-septembre1959), p. 133-192.
Martin, Paul-Louis. Histoire de la chasse au Québec. Montréal, Les Éditions du Boréal Express, 1980. 279 p.
Saint-Pierre, Jacques. « L’habitant et l’environnement (XVIIe-XIXe siècles) : l’apport de l’histoire régionale », Thèmes canadiens, vol. 13, 1991, p. 101-114.
 
 
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